Comment expliquer l’incroyable attractivité des outils numériques ? J’avais assisté avant même leur déploiement, il y a 22 ans à une conférence à Strasbourg fort intéressante. Nous parlions alors des NTIC, ces «nouvelles technologies de l’information et de la communication». Un conférencier, Dominique Vastel (1), nous avait expliqué combien ces évolutions étaient enthousiasmantes. Adepte d’un futur technologique radieux, il nous avait expliqué qu’internet allait contribuer à alimenter un plaisir centré sur l’individu connecté. Celui-ci allait vivre une époque formidable qui se traduirait par de multiples effets. Il nous en avait cité quelques-uns. Observons les uns après les autres…
Le plaisir dématérialisé :
Avec nos tablettes et smartphones, il devient possible de communiquer, de partager, de travailler, consommer sans percevoir la présence physique de l’autre. Cette pratique provoque des « effets de substitution ». On peut se passer de certaines consommations matérielles au profit d’un plaisir équivalent voir supérieur obtenu via une consommation « dans la tête ». Nous sommes appelés à consommer plus de produits virtuels que de produits réels. Tout cela correspond à de grandes mutations dans nos façons de vivre et de produire, car ce monde « immatériel » est bien plus attractif que le monde réel. Nous pouvons projeter à travers les réseaux sociaux notamment, une vie rêvée bien loin de la grisaille et des contingences du quotidien
La possibilité de vivre plusieurs vies en même temps.
En réduisant la dualité vie privée / vie professionnelle, ces technologies ont pour effet de renforcer nos envies et favoriser l’épanouissement personnel. Mais le renforcement de cette dualité pose aussi des problèmes sérieux notamment avec l’effacement progressif de l’espace de vie privée et une plus grande soumission à l’espace professionnel.
Prenons pour exemple ce qui se passe sur les réseaux sociaux. Effectivement, chacun est au centre de… lui-même. En utilisant des pseudos, il est possible de se présenter sous différentes facettes. De ne pas avoir à assumer ses prises de position et ses écrits. Bref cela permet certes de se « défouler » mais à quel prix ? Chacun devenant son propre héros avec son histoire singulière. Le révolté clamera haut et fort sa révolte, le passionné de tel ou tel sujet deviendra « expert » et se présentera comme tel.
La stimulation émotionnelle vitale et créative :
Ce 3ᵉ effet se traduit par des possibilités d’agir dans l’ici et le maintenant où que l’on soit. Grâce aux technologies, nous pouvons faire ce qui nous paraît utile au moment exact où l’on en ressent l’impulsion pour les concrétiser. Cela aurait comme conséquence de « permettre d’optimiser sa propre énergie »
la vie en désordre fertile
Un quatrième effet décrit par Dominique Vastel est ce qu’il nomme la déstructuration. Les outils numériques renforcent la propension à décider dans l’instant de ce que l’on fait, à organiser son agenda en temps réel. Avec cette place plus grande laissée à l’imprévu, les internautes et mobinautes se situent désormais dans « des logiques de pensée et d’action ouvertes ». On ne classe plus l’information, nous la retrouvons avec des mots clés et des moteurs de recherche. Nous allons de liens en liens à la recherche d’une information toujours plus complète et mise à jour en temps réel.
L’hyper-présence
La cinquième conséquence de l’utilisation de ces outils se traduit par le fait que nous sommes partout à la fois. Vous écoutez une conférence en surfant sur vos réseaux sociaux ou en relevant vos mails. Nous sommes atteints du syndrome « CNN » avec une recherche d’informations en continu qui excite nos neurones. Nous vivons plus intensément dans l’instant. ». Il s’agit d’agir dans le « ici (où que l’on soit) et maintenant (dans l’immédiat).
Tout va bien alors ?
Ces évolutions positives telles qu’elles ont été développées par les adeptes de l’utilisation des technologies de l’information et de la communication n’avaient pas intégré de multiples effets inattendus. Aujourd’hui, malgré cette attractivité qui demeure, ne sommes-nous pas victimes de ces effets qui par le passé étaient présentés comme le paradigme d’une société nouvelle, heureuse, dynamique et inventive ?
Étions-nous dans un discours idéologique où le meilleur nous est présenté alors que d’autres aspects sont évacués ? C’est ce qui semble apparaître aujourd’hui quand on constate certains effets du numérique tant dans le travail que dans notre vie quotidienne.
Le numérique, c’est aussi :
- un processus d’exclusion de ceux qui pour toute raison ne peuvent utiliser les différents services et plateformes en ligne
- La montée de l’impatience avec des demandes de réponse dans l’immédiateté
- La perte du travail profond. Nous ne savons plus rester concentrés pendant plusieurs heures sur une seule tâche,
- La fatigue de la surinformation / désinformation (l’infobésité)
- La multiplication des messages, des sollicitations nous mettent à l’épreuve
Finalement, la vie en désordre fertile annoncée peut se transformer en vie désordonnée ou même déstructurée avec, entre autres, une disparition des frontières entre la vie personnelle (familiale et sociale) et la vie professionnelle…
Les limites de l’usage de l’Internet et des réseaux sociaux
Son utilisation intensive présente également des limites notables. Elles peuvent affecter divers aspects de notre vie quotidienne et notre bien-être psychologique.
Sur le comportement :
L’usage excessif de l’Internet peut entraîner des comportements antisociaux. Cela peut provoquer une diminution notable des interactions en face à face pourtant nécessaire à notre équilibre. De nombreuses personnes peuvent devenir plus impatientes et moins tolérantes envers les délais de réponse et les interruptions ou arrêts de service, ce qui peut affecter leurs relations personnelles et professionnelles.
La montée de l’individualisme :
L’Internet favorise une forme d’individualisme connecté. Les individus se concentrent davantage sur leurs propres besoins et désirs. Cela se produit souvent au détriment des interactions sociales réelles. Cette tendance peut mener à un isolement social accru. Elle contribue aussi à la perte du sentiment d’appartenance à une communauté, qu’elle soit locale ou nationale.
Le harcèlement en ligne :
Le cyberharcèlement est devenu un problème majeur. Il a des conséquences graves sur la santé mentale des victimes qui sont généralement des jeunes qui n’osent pas en parler à leurs parents. Les effets incluent la dépression, l’anxiété, la perte d’estime de soi, et dans les cas extrêmes, des pensées suicidaires. Les victimes peuvent également ressentir une peur constante et une détresse émotionnelle qui affectent leur vie quotidienne.
Les dépendances et addictions :
L’addiction à l’Internet est une réalité pour de nombreuses personnes, en particulier les jeunes adultes. Cette addiction peut entraîner des problèmes psychologiques pouvant s’aggraver s’ils ne sont pas traités. L’anxiété et les troubles de l’attention sont souvent cités. En l’absence de changement dans les usages et sans prise en charge, certaines situations peuvent se dégrader pour conduire à des dépressions.
Certains internautes peuvent aussi être conduits à négliger leurs responsabilités sociales, professionnelles et familiales au profit de leur temps passé en ligne. Cetraines pratiques mettent à mal les relations au sein des couples. L’éducation des enfants est fortement perturbée.
Mettre en avant la nécessité de l’équilibre
En conclusion, bien que l’Internet offre de nombreux avantages et opportunités, il faut aussi pouvoir reconnaître et gérer ses potentiels effets négatifs. Une utilisation équilibrée et consciente des technologies numériques est essentielle pour préserver notre bien-être mental et social. Ni technophile, ni technophobe, c’est aux travailleurs sociaux de mettre en avant un juste équilibre parfois difficile à trouver. En effet la population est très tolérante aux excès d’usages qui sont banalisés alors qu’ils ont des effets
Il ne s’agit pas de dire qu’hier, c’était mieux, qu’aujourd’hui, c’est moins bien et que demain tout ira mal. Non, il s’agit plus simplement de produire et d’intégrer, dans notre réflexion professionnelle, ce qui s’impose à nous et à la population. Les évolutions des technologies numériques ont connu une grande accélération ces dernières années et nous pouvons raisonnablement penser que ce n’est pas terminé.
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note 1 dans le texte : Dominique VASTEL ancien Directeur de Cofremca Sociovision Colloque «Action Sociale et Travail en Réseaux» Strasbourg Janvier 1999