La mesure d’impact dans l’économie sociale et solidaire : comment ne pas tomber dans les travers du néolibéralisme ?

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L’économie sociale et solidaire (ESS) a régulièrement connu des transformations dans son mode de gestion. Depuis les années 1990, l’ESS est influencée par trois dynamiques : le New public management, le développement de l’entrepreneuriat social et le besoin de nouveaux financeurs en raison de la défaillance de l’État social. La pénétration de la finance dans le secteur social est en marche, en alliance avec l’État, qui soutient désormais la finance plutôt que le social.

Face à cette réalité, les structures de l’économie sociale et solidaires semblent condamnées à s’inscrire dans une logique d’entrepreneuriat social.  Il leur est demandé d’apparaitre non plus comme des associations à but non lucratif, mais plutôt comme des entreprises devant apporter la preuve de l’intérêt de leurs actions à des financeurs privés qui leur demandent des résultats. Les associations s’y mettent également et se déclarent tout autant inscrites dans cette logique.

Les entrepreneurs sociaux cherchent à démontrer que leurs actions ont un impact social ou environnemental significatif à travers leurs entreprises, tout en assurant leur viabilité économique. Ils vivent dans l’incertitude du financement de leurs actions et pour cela doivent apporter des gages. Gage de leur efficacité, mais aussi gage de leur acceptation de la loi du marché comme valeur partagée avec leurs financeurs. Ils doivent en outre utiliser de nouveaux outils qui leur sont imposés. Parmi ceux-ci, il y a  la mesure d’impact.

Un petit rappel sur les valeurs de l’Économie Sociale et Solidaire 

Rapidement exprimé, l’ESS met l’accent sur des valeurs et des principes centrés sur l’humain, la coopération et la durabilité. 7 aspects sont mis en avant avec :

  • La primauté de la personne et de l’objet social sur le capital : L’ESS met l’accent sur les besoins et les intérêts des individus et de la société plutôt que sur la maximisation des profits pour les actionnaires.
  • La gestion démocratique et participative : Les organisations de l’ESS favorisent la participation active des membres, des salariés et des parties prenantes dans les processus décisionnels, favorisant ainsi la transparence et l’égalité.
  • La solidarité et coopération : L’ESS encourage la collaboration et l’entraide entre les organisations et les individus, cherchant à créer des synergies et à partager les bénéfices pour le bien commun.
  • Le réinvestissement des bénéfices : Les organisations de l’ESS réinvestissent la majorité de leurs bénéfices dans la réalisation de leurs objectifs sociaux, environnementaux et culturels, plutôt que de verser des dividendes aux actionnaires.
  • L’ancrage local et développement durable : L’ESS vise à promouvoir un développement économique durable et équilibré, enraciné dans les communautés locales et respectueux des ressources naturelles et de l’environnement.
  • L’innovation sociale : Les organisations de l’ESS cherchent à développer de nouvelles solutions aux problèmes sociaux, environnementaux et économiques, en mettant l’accent sur l’impact social et la création de valeur partagée.
  • La responsabilité sociale et environnementale : Les ESS s’engagent à prendre en compte les impacts sociaux et environnementaux de ses activités et cherche à minimiser les effets négatifs tout en maximisant les bénéfices pour la société et la planète.

 

Si vous souhaitez aller plus loin sur ce sujet, je vous invite à lire « L’économie sociale et solidaire : pratiques, théories, débats » de Jean-Louis Laville, Adrien Malandain et Philippe Eynaud (2016). Cet ouvrage présente un panorama des pratiques, des enjeux théoriques et des débats actuels autour de l’économie sociale et solidaire, en mettant en lumière les valeurs et les principes qui la caractérisent.

Bref, on le voit, ces valeurs mises en avant sont différentes de celles des entreprises traditionnelles, même si certaines entreprises « classiques » sont invitées à respecter la RSE, la responsabilité sociétale des entreprises

Les « entrepreneurs sociaux et solidaires » combinent les principes de l’entreprise traditionnelle avec une approche centrée sur la création de valeur pour la société et l’environnement. OK, mais comment font-ils ? C’est là qu’apparait  la mesure d’impact pour évaluer les performances sociales et environnementales des organisations. Toutefois, l’adoption de ces indicateurs peut comporter quelques risques, notamment celui de céder aux sirènes du néolibéralisme.

Mais qu’est-ce que la mesure d’impact ?

C’est un outil qui  permet de prouver la pertinence de l’action d’une structure et donc la bonne utilisation des ressources. Elle revient à quantifier les effets générés, positifs ou négatifs, pour une structure dans sa globalité ou pour un programme en particulier. Il peut s’agir des effets intentionnels ou non, directs ou indirects, des parties prenantes internes, externes et sur l’ensemble de la société. Cela doit permettre de vérifier que l’action menée produit les effets souhaités et envisagés. Ce sont ces éléments qui sont fournis aux investisseurs ou même aux services de l’État.

Mais on le voit ici qui dit quantification revient à s’inscrire dans une politique du chiffre s’appuyant sur des indicateurs dits de performance. Tous ces termes sont issus d’une idéologie du « toujours plus » ou à défaut du « toujours mieux ». Il ne touche pas au sacro-saint concept de « rentabilité » et même de croissance. Il compare sans cesse les moyens engagés aux résultats obtenus. Cette approche n’est pas sans conséquences. Elle peut aussi produire des effets sur les conditions de travail des salariés des ESS. C’est en tout cas mon point de vue que vous pourrez considérer comme une opinion. Faut-il toujours que les services rendus soient rentables ? Non bien évidemment. C’est pourquoi il est fait appel à la mesure d’impact qui va créer une autre mesure de la rentabilité.

Les excès de la société néolibérale sont pourtant aujourd’hui bien documentés

Le néolibéralisme est un courant de pensée économique et politique qui prône la libre concurrence, la réduction de l’intervention de l’État, la dérégulation des marchés et la privatisation des services publics. Il a été largement adopté par de nombreux pays depuis les années 1980. Cependant, plusieurs critiques ont été formulées à son encontre, notamment en raison de ses effets sociaux, économiques et environnementaux. Quelques-uns de ces travers sont directement en contradiction avec les valeurs de l’économie sociale et solidaire. Il y a :

  • Les inégalités croissantes : Le néolibéralisme est souvent associé à une augmentation des inégalités économiques, tant au niveau national qu’international. Selon l’économiste Thomas Piketty, dans son ouvrage « Le Capital au XXIe siècle » (2013), la concentration de la richesse s’est considérablement accrue au cours des dernières décennies, notamment en raison des politiques néolibérales.
  • L’érosion des droits sociaux et des protections des travailleurs : Les politiques néolibérales tendent à affaiblir leurs droits leur protections sociales. C’est ce qu’a montré l’économiste David Harvey dans « A Brief History of Neoliberalism » (2005). La dérégulation des marchés du travail et la précarisation de l’emploi sont souvent associées à une détérioration des conditions de vie et de travail pour une large partie de la population.
  • La détérioration des services publics : Les privatisations et les coupes budgétaires dans les services publics, encouragées par le néolibéralisme, ont conduit à une dégradation de la qualité et de l’accessibilité de ces services pour les citoyens, notamment dans des domaines tels que la santé, l’éducation, les transports…
  • La dérégulation financière et les crises économiques : cette dérégulation des marchés financiers, promue par le néolibéralisme, a été mise en cause dans le déclenchement de crises économiques majeures, comme la crise financière de 2008. L’économiste Joseph Stiglitz, dans son livre « The Price of Inequality » (2012), souligne notamment les risques liés à une dérégulation excessive des marchés. Des marchés qui ne rémunèrent que les actionnaires (mais pas les petits).
  • Les dégâts environnementaux : Le néolibéralisme, en privilégiant la croissance économique et la concurrence, peut mener à une exploitation excessive des ressources naturelles et à la dégradation de l’environnement. Naomi Klein, dans son ouvrage « The Shock Doctrine » (2007), montre comment les politiques néolibérales ont parfois exacerbé les problèmes environnementaux et climatiques.

 

je vous invite à croiser ces 5 défauts majeurs documentés, avec les valeurs de l’ESS cités en début d’article. Les entreprises sociales et solidaires ne se développent pas hors sol. Elles sont inscrites dans un environnement où la loi du marché est prégnante. C’est pourquoi il est important pour elles de pouvoir d’identifier les risques – possibles – probables – et évitables de pratiques détournant leurs valeurs. Pourquoi ? Tout simplement parce que l’essor de la mesure d’impact dans l’économie sociale et solidaire (ESS) présente des risques liés à l’influence du néolibéralisme et à la tendance à la standardisation des indicateurs. Examinons ces dangers à travers trois types de situations.

  1. La réduction des actions de l’ESS à de simples variables économiques : Prenons l’exemple d’une association qui travaille avec des personnes en situation de handicap pour favoriser leur inclusion sociale. Si la mesure d’impact se focalise uniquement sur des indicateurs économiques, comme le nombre d’emplois créés, elle peut ignorer d’autres aspects importants. Seront alors mis de côté l’amélioration de la qualité de vie, l’estime de soi et l’épanouissement personnel des salariés handicapés. Cette approche réductrice peut conduire à une perte de sens et à l’abandon des missions originelles de l’association.
  2. La compétition pour les ressources et recherche de la rentabilité : Imaginons une coopérative de producteurs locaux qui cherche à obtenir des subventions publiques ou des financements privés. Si ces sources de financement exigent des indicateurs de performance économique élevés, la coopérative pourrait être tentée de sélectionner exclusivement les producteurs les plus rentables, au détriment de ceux qui privilégient des pratiques écologiques ou équitables, mais moins profitables à court terme. Ce type de dérive peut entraîner une dénaturation des objectifs initiaux de la coopérative. N’oublions pas non plus que les ESS sont parfois soumises à de fortes concurrences même si elles ont tendance à s’organiser en réseau.  (en écrivant cela je me demande si les établissments de formation en travail social ne sont pas inscrits dans cette même problématique).
  3. Un abandon des projets les moins « performants » : Un autre danger réside dans la tendance à privilégier les projets qui affichent les meilleures performances selon des critères standardisés. Par exemple, une entreprise d’insertion qui aide des personnes éloignées de l’emploi à trouver un travail pourrait être tentée d’abandonner les projets les moins performants selon ces critères, même s’ils répondent à des besoins spécifiques ou à des problématiques locales. Cela pourrait avoir des conséquences négatives sur les populations concernées et renforcer les inégalités sociales et territoriales.

 

Ces exemples illustrent comment l’essor de la mesure d’impact dans l’ESS peut être utilisée à des fins différentes de celles des valeurs de l’ESS. Pour éviter ces dérives, il est nécessaire que les critères retenus pour évaluer la mesure d’impact soient  accompagnés d’une réflexion approfondie.  Elle ne peut faire l’économie d’une prise en compte des valeurs et des spécificités du secteur. Sans cela, nous assisterons à une dilution des principes fondamentaux de l’économie sociale et solidaire et tous auront à y perdre : les « bénéficiaires » des actions les premiers, mais aussi celles et ceux qui défendent cette approche, sans oublier les salariés qui travaillent dans ces entreprises pas comme les autres.

Comment conjuguer efficacement mesure d’impact et respect des valeurs de l’ESS ?

Il est crucial de développer des indicateurs adaptés. Ils doivent refléter les valeurs et les objectifs inscrits dans le rojet de la structure. Les indicateurs doivent couvrir des aspects sociaux, environnementaux et économiques pour éviter une réduction simpliste à des critères financiers. Le think-tank européen « Social Value International » recommande également de mettre l’accent sur les résultats à long terme. Or aujourd’hui c’est très souvent le résultat à court terme qui est mesuré. Cette approche permet de mieux appréhender l’effet durable des projets sur les communautés et l’environnement.

L’implication des parties prenantes dans l’évaluation de l’impact est également primordiale. Cela va au-delà la simple participation qui peut être dévoyée. Une étude réalisée par la « Global Impact Investing Network » (GIIN) souligne l’importance de l’association des bénéficiaires, des employés et d’autres acteurs concernés dans l’élaboration et l’évaluation des indicateurs d’impact.

La transparence et le partage d’informations sont également clés pour conjuguer efficacement mesure d’impact et respect des valeurs de l’ESS. Selon un rapport de « B-Lab », (l’organisation derrière la certification « B Corp »), la communication transparente des résultats d’impact renforce la confiance et la compréhension mutuelle entre les parties prenantes. Certains mettent en avant la nécessité d’adapter la mesure d’impact au contexte local pour obtenir des résultats plus précis et pertinents.

Enfin, il est essentiel de promouvoir l’apprentissage et l’amélioration continue. C’est ce que suggère le « European Research Institute on Cooperative and Social Enterprises » (EURICSE) dans son étude « Social Impact Measurement for Social Enterprises« . L’utilisation des résultats des évaluations d’impact pour identifier les domaines à améliorer et mettre en œuvre des stratégies d’amélioration continue favorise une culture d’apprentissage et de développement au sein des organisations de l’ESS.

La coopération plutôt que la compétition excessive est un élément clé pour un secteur de l’ESS solidaire. En conjuguant tous ces éléments, il est possible de mettre en place une mesure d’impact qui respecte et renforce les valeurs de l’économie sociale et solidaire, tout en fournissant des informations précieuses sur l’efficacité des initiatives menées.

Pour autant cette pratique d’usage des mesures d’impacts reste assez chronophage avec une représentation qui laisse plus de place au quantitatif qu’au qualitatif. Cela contribue aussi à multiplier les écrits et les rapports qui prennent le pas sur le contenu du travail. Cela reste parfois de simples représentations d’une réalité sublimée.  Il reste à inventer une pratique du rendre compte et de la valorisation qui ne développe pas une bureaucratie excessive. Et ça dans notre pays, on ne sait pas trop bien le faire.

 

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Photo : image de jcomp sur Freepik

 

Entre nous…

J’ai publié par erreur 2 articles au lieu d’un seul lundi dernier mais étant en vacances je ne m’en suis pas rendu compte tout de suite. J’ai donc déprogrammé l’article intitulé  » « Les différentes figures de la pauvreté selon Pierre Bourdieu, Serge Paugam », mais comme il est paru sur LinkedIn et Twitter, le lien qui part de ces réseaux ne fonctionne plus. Entre temps Martine Trapon a eu le temps de le lire et de me rappeler que j’avais omis de parler dans mon écrit du sociologue Robert Castel.  à mon retour de vacances je vais donc réparer mon oubli en complétant mon article initial que vous retrouverez dans le courant de la semaine prochaine.
Cela me conduit à vous expliquer que contrairement  ce que pensent certaines de mes anciennes collègues attentionnées, il m’arrive de prendre des vacances ! Cela même quand de nouveaux articles sont mis en ligne. Comment est ce possible ? Le système WordPress que j’utilise me permer de programmer à l’avance les articles rédigés à un autre moment. Il me suffit de programmer la date et heure de parution (7h00 tous les jours de la semaine sauf week end et jours fériés) pour qu’ils apparaissent automatiquement. La technologie est utile quand on la maitrise et qu’on ne la subit pas !

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