« Il n’est pas possible d’imposer à tout le monde d’avoir un smartphone » explique la Défenseure des Droits Claire Hédon invitée par France Inter à l’occasion de la parution de son rapport d’activité 2021. Elle est particulièrement agacée et soucieuse de la situation préoccupante de ces milliers de personnes et de familles qui sont littéralement victimes de la dématérialisation à marche forcée voulue par le Gouvernement. « Il faut remettre de l’humain dans la machine » dit-elle.
On est en train de demander aux usagers de s’adapter aux services publics alors que la règle est l’inverse, le service public doit s’adapter aux usagers », rappelle-t-elle. Et on ne peut qu’être en accord avec ce qu’elle dit.
Quand la Défenseure des Droits dit ce qui ne va pas…
Claire Hédon a recueilli en 2021 un record de réclamations, avec quasiment 115.000 demandes d’intervention de ses services. 80% d’entre elles concernent les services publics et les dysfonctionnements notamment au regard des droits des personnes. Il faut se représenter ce que cela veut dire, car pour une plainte déposée auprès de la Défenseure des Droits, il y en a des dizaines qui sont dans la même situation sans l’avoir sollicitée. Les problèmes rencontrés concernent tout le monde, mais en priorité les personnes les plus vulnérables (les personnes âgées, les personnes en situation de handicap, les personnes précaires, les personnes étrangères, les détenus et les jeunes, car on a toujours l’impression que les jeunes sont très doués sur leur smartphone, mais pas du tout pour des aides au logement »)
La mise en place des maisons « France Services » ne suffit pas, dit-elle. Il n’y en a que 2055 sur tout le territoire (à comparer aux 36.000 communes dans lesquelles il y a toujours des habitants sans smartphone ou ne sachant pas les utiliser). Il faudrait en implanter beaucoup plus (5 à 10 fois plus) pour éviter cette fracture numérique qui contribue à mettre à mal la cohésion sociale. Rappelons aussi que de nombreux postes de médiateurs sociaux et de médiateurs numériques ne sont pas pérennes et que leur financement sera à revoir dans les années qui viennent.
Pire même, certains aidants tout comme les travailleurs sociaux se heurtent à des murs face à certaines administrations. Ils se retrouvent démunis, car les situations sont complexes. Les agents de ces maisons ne savent plus comment traiter les dossiers en souffrance. Claire Hédon explique que dans les maisons France Service, « vous n’avez pas de représentants des différents services publics et eux-mêmes peuvent avoir du mal à traiter les dossiers. » Bref, tout cela est assez décourageant.
Mais de quoi parle-t-on alors ? Le numérique a parfois bon dos. Souvent les problèmes administratifs sont de nature humaine et non de nature numérique. Les algorithmes ne savent pas calculer les droits liés à une situation spécifique complexe. Ils savent calculer à partir de données que n’évoluent pas brutalement, pour des ménages stables et sans ruptures diverses.
Des raisons de se mobiliser et de ne pas désespérer
Les outils numériques ont totalement pénétré le champ du travail social et les pratiques professionnelles. Au-delà la question des fichiers, l’utilisation de la messagerie électronique par exemple modifie profondément les conditions mêmes de gestion de l’information. Il nous est demandé d’être plus réactifs. Pour autant, dès que nous maitrisons ces outils, nous bénéficions de possibilités importantes : l’accès à la connaissance, les partages d’expériences, des modes d’emploi, des explications claires sur l’accès aux droits et la législation. On ne peut considérer la dématérialisation sous le seul angle des inconvénients ou des problèmes sans en mesurer les avantages pour un grand nombre d’entre nous.
Nous disposons d’outils numériques qui nous sont utiles alors que d’autres nous contraignent. Il faut savoir les différencier et les utiliser à bon escient. Comment ? Il y a d’abord ce qui nous est imposé : les intranets, les plateformes des services publics… Mais il y a aussi des outils dont les personnes se saisissent sans trop de difficultés. Les aides à la gestion du budget, les messageries, les tutos et systèmes d’achats de produits d’occasion…
Ce n’est pas l’outil qui fait la qualité du travail.
C’est une certitude. Mais alors pourquoi informatique et travail social ne font-ils a priori pas bon ménage ? Dès le début de notre réflexion dans le cadre d’un groupe de travail de l’ANAS, le philosophe Miguel Benasayag avait indiqué quatre raisons principales rendant ce «mariage impossible ».
Citons succinctement que, contrairement au travailleur social, l’outil informatique est incapable de gérer les zones d’incertitude, il ne sait pas prendre en compte la singularité d’une situation ; Il ne peut en intégrer la complexité, enfin il ne permet pas ou peu d’éclairer le contexte d’une situation. Tout cela, le travailleur social sait le faire, car il connait les limites de la réalité humaine dans un monde qui évolue sans cesse.
Au final l’outil sait surtout, compter, classer, trier, et permettre une certaine organisation du « flux de l’information » C’est déjà beaucoup et c’est en cela qu’il nous est très utile. Il nous permet par exemple de « mesurer » les charges de travail (sans en préciser l’intensité) ou encore le type de demandes qui sont formulées.
Il nous faut aller plus avant
La révolution numérique nous conduit également à penser la prévention des risques des personnes vulnérables face à ces outils. Jeunes victimes de harcèlement, personnes âgées manipulées pour leur soutirer de l’argent ou vendre des services inadaptés, addiction aux écrans pour les tout-petits, désinformation, cyberviolences etc. Le nombre de situations problématiques qui sont liées à la digitalisation de la société vont croissant. Ces aspects doivent pouvoir être pris en compte dans nos pratiques professionnelles.
Nous ne pouvons pas simplement nous focaliser sur le numérique qui accompagne la mise en œuvre des dispositifs. Ils sont certes nécessaires, mais ne sont que le reflet de la complexité bureaucratique Française. Cette réalité provoque l’exclusion de nombreux « ayants-droit » sans compter ceux qui renoncent à y accéder… Nous sommes assurément concernés, mais cela ne peut être porté par les seuls travailleurs sociaux.
Une fois ce constat établi, il est possible de formuler plusieurs recommandations : Il convient d’abord de distinguer le champ de la gestion administrative de l’action sociale et le champ de l’intervention en travail social. Les dispositifs ne sont que des outils. Ainsi, il s’agit de distinguer le rapport écrit, qui relève de la bureautique, et ce qui relève du traitement de données, à laquelle se réfèrent légitimement les institutions. Enfin, insistons sur la nécessité de connaître et d’appliquer la loi. En effet, la loi informatique et libertés de 1978 et la loi du 6 août 2004 et le Règlement Général de Protection des Données du 27 avril 2016 engagent la responsabilité des institutions et des professionnels en ce domaine et leur impose de protéger les informations qu’ils traitent.
D’après une expérimentation que j’avais conduite avec des équipes de travailleurs sociaux intervenant en polyvalence de secteur, il ressort qu’une certaine utilisation de l’informatique dès lors qu’elle est maîtrisée permet de clarifier les procédures mais aussi les compétences métier. Elle contribue à renforcer le travail en équipe et le travail collaboratif. Elle exige dans le même temps une vigilance sur les données nominatives. Elle permet une prise de distance notamment grâce à la production de statistiques qui reste souvent en manque d’analyse.
En conclusion, il importe surtout pour les travailleurs sociaux de ne pas subir l’outil, mais plutôt d’être en capacité de co-construire des pratiques numériques avec des outils pertinents qui prennent sens pour eux et les personnes accompagnées. Ils pourront alors répondre à la demande institutionnelle en prenant en compte la pratique professionnelle déjà existante, sans la détourner. Enfin, nous n’oublierons pas d’informer correctement les personnes aidées sur leurs droits face à l’utilisation de cet outil qui n’est que ce que nous en faisons. En présentiel comme on dit aujourd’hui. Répondons aux problèmes humains entre humains. Acceptons aussi de laisser parfois la machine de côté pour revenir à l’essentiel : se parler et construire ensemble un avenir meilleur.
- Découvrir le rapport annuel 2021 de la Défenseure des Droits
photo : Claire Hédon sur France Inter le 5 juillet 2022