Nous l’appelions Mademoiselle car c’était son choix. C’était aussi une marque de respect. Cette grande dame du service social est une inconnue pour la majorité d’entre-vous. Elle fut l’une des premières assistantes sociales qui a posé les jalons du service social départemental en Loire Atlantique, alors que la ville de Saint Nazaire avait été détruite à 90% par les bombardements alliés. C’était à la fin de la guerre. Il y avait fort à faire à l’époque.
C’est ici l’occasion de parler de cette femme discrète. Elle vivait en retrait à 2 pas de l’endroit où fut créé le premier centre médico-social de Saint Nazaire. Il s’appelait « la maison de la mère ». Il y a eu pendant longtemps dans ce lieu « historique » un centre médico-social mais celui-ci a déménagé. Le bâtiment sera vendu et, vu son emplacement, au bord de la mer, il sera certainement vendu à un promoteur et sera détruit.
Mademoiselle Bézier, n’avait pas besoin d’ordinateur, ni d’internet.
Elle avait une télévision qu’on lui avait offert. « Je ne la regarde pas » m’avait-elle dit avec un grand sourire entendu. Elle cultivait un jardin, foisonnant au cœur de la ville. Les plantes avaient envahi l’espace au point que l’on ne distinguait plus sa petite maison non loin de la mer à 2 pas de l’esplanade, là où, dans les années 50, des baraquements avaient été construits pour accueillir les réfugiés victimes de la guerre qui avaient tout perdu avec les bombardements.
C’était elle qui m’avait recruté pour être assistant social de secteur. Elle était alors responsable du service social départemental. Avec sa voix douce et tranquille, elle avait une présence souriante et bienveillante hors du commun. C’était quelqu’un auprès de qui il était facile de se confier. Elle m’avait remis il y a quelques mois un récit, celui de la naissance de la PMI. Elle avait préparé un texte qu’elle avait présenté lors d’un Congrès de médecins en 1993. Elle parlait avec chaleur de sa vie professionnelle et de son engagement. Je l’avais revue ensuite pour qu’elle parle plus précisément de son travail.
J’aimerai la faire revivre à travers ses paroles : « Munie du diplôme d’état d’infirmière et du diplôme d’état d’assistante sociale, j’ai été recrutée en juin 1953 par une association loi 1901, la Caisse Régionale des Institutions Familiales Ouvrières (la CRIFO). Elle avait été fondée par des industriels et commerçants de la Loire-Inférieure. C’était à l’origine une caisse de compensation qui s’était adjointe un service d’infirmières visiteuses dès 1922. Il s’agissait selon ses statuts d’apporter directement ou indirectement son concours à tous les services et institutions dans l’intérêt des familles et de l’enfance ».
La grande époque du service social
Son propos résonne étrangement a nos oreilles aujourd’hui : « La PMI tenait une place prépondérante dans nos objectifs de travail. Les avis prénataux et les avis de naissance réceptionnés par l’assistante sociale chef étaient répartis entre les différents services sociaux. Notre travail consistait en visites pré et post natales systématiques. A cette époque là on faisait nos visites en frappant aux portes sans avoir annoncé notre passage. Je n’ai jamais été éconduite, ni mise à la porte. C’était comme cela. Nous étions au service des familles. On travaillait le samedi et on intervenait tout public quel que soit le milieu social. »
« Les encadrantes présentaient les assistantes sociales de leur territoire aux élus et il y avait des contacts directs. Certains élus avaient des idées sur les pauvres, comme «des gens incultes qui attendent le père Noël avec l’assistante sociale». Nous travaillions aussi avec les monitrices d’enseignement ménager. Elles relevaient de la CAF. Il nous est arrivé de travailler le soir avec des familles. De toute cette période là, je garde le souvenir de l’importance d’avoir une attention et une écoute particulière à l’autre, dans le respect de son histoire car tout être humain a sa dignité. »
Les problèmes auxquels nous étions confrontées étaient d’abord ceux liés au logement car les personnes réfugiés à la campagne souhaitaient se rapprocher de leur lieu de travail notamment des chantiers navals. Il existait alors de nombreux logements insalubres et sans aucun confort.
Les consultations de nourrissons était très fréquentées. A la campagne nous étions seules pour recevoir parfois jusqu’à 35 enfants dans une seule permanence. En ville nous dépassions parfois la soixantaine de consultants. Il n’ avait pas de secrétaires pour gérer ce qui était administratif. Nous faisions tout. Les puéricultrices ne sont arrivées qu’en 1962.
Des assistantes sociales qui croulaient sous la charge de travail
Dans les années 60, un grand malaise régnait parmi les assistantes sociales. La masse de travail, l’étendue des secteurs la pénurie d’assistantes sociales, la responsabilité qui pesait sur elles lorsqu’un enfant était en danger, tout cela devenait insupportable et nous étions conscientes ne pas bien remplir notre mission. J’étais au bord du burn-out, les salles d’attentes étaient pleines et quand je le voyais je serrais les poings». « Nous recevions des gens qui étaient perdus. Ils venaient raconter leurs difficultés et leurs souffrances. Ils ne venaient pas pour demander des droits. Mais j’étais là pour les aider. A début nous n’avions pas de téléphone, il fallait beaucoup lire, et il fallait que nous fassions tant de choses… ». Tout le travail d’enregistrement, la rédaction des lettres et des enquêtes se faisaient « à la main ».
Les enquêtes concernaient les décès d’enfants qui étaient assez nombreux à l’époque. J’en garde un mauvais souvenir. Les parents ignoraient la plupart du temps les causes véritables du décès. Nos questions ravivaient souvent des moments douloureux. Ces enquêtes cessèrent d’être demandées dans le début des années soixante. Nous instruisions aussi les demandes de prêt d’équipement ménager pour le compte de la Caisse d’Allocations Familiales. Nous faisions aussi des démarches auprès différents organismes et administrations. Enfin nous accompagnions les familles qui accueillaient les enfants de l’aide sociale à l’enfance.
Les assistantes sociales parlaient de contraception, et notamment de la méthode Ogino, un calcul qui demandait aux femmes de ne pas avoir de relation sexuelles à certains moments du cycle des règles. Les assistantes sociales étaient aussi préoccupées par les grossesses non désirées. Elle sont pour certaines allées bien loin sur ce sujet, c’était avant la loi Veil. Il y avait beaucoup de misères. Nous étions là pour les écouter, les recevoir. Nous étions « un peu comme des tuteur ». Nous étions là pour tendre la main. Nous essayions de rendre leur dignité à des personnes qui pensaient ne plus en avoir. On a entendu beaucoup de choses parfois difficiles. L’arrivée des puéricultrices dans les années 60 a provoqué une forme de réorientation des pratiques professionnelles. «Nos sommes passées dans une approche moins médicale et plus psychologique».
Mademoiselle Bézier ne comprenait pas bien pourquoi j’avais repris contact avec elle. «Je n’ai rien fait d’extraordinaire» m’avait-elle dit. Oui ce n’était peut-être pas extraordinaire à ses yeux mais aux miens elle a été une véritable héroïne professionnelle. Une assistante sociale hors pair. Je suis triste, profondément triste, que nous n’ayons pas pu passer plus de temps ensemble. Elle sera vite oubliée à une époque où tout va à grande vitesse. Il reste ce petit jardin, la trace de sa vie d’après. Loin du tumulte actuel, mais en prise avec les réalités de son époque, Mademoiselle Bézier a eu une vie bien remplie, pleine d’humanité. Je n’ai pas envie de l’oublier.
Photo : Mademoiselle Bézier dans les années 60