Pour celles et ceux qui ne connaissent pas le terme de polyvalence de secteur, disons qu’il définit le cadre de travail des assistantes sociales qui interviennent dans les Départements au sein du service social (ou d’un service Solidarité). Ces professionnelles, (très majoritairement des femmes dans la profession) sont appelées à rencontrer toute personne qui en fait la demande sur un territoire défini (son secteur). Elle peut intervenir sur toute situation et tout problème social (elle est polyvalente). La polyvalence existe sur tout le territoire que ce soit en ville ou en zone rurale.
Ce terme générique de polyvalence de secteur recouvre aujourd’hui des réalités et des appellations assez différentes selon les Départements (comme par exemple service social de proximité, ou encore le service solidarité etc.) Ce mode d’intervention fait partie des «fondamentaux» incontournables du champ de l’action sociale et du travail social, « englobant tout à la fois un mode d’organisation, d’intervention, une philosophie d’action ».
Un peu d’histoire…
Appuyons nous pour cela sur le travail remarquable du Groupe de recherche en histoire du service social (GREHSS). Cette association composée d’historiens du travail social (généralement eux-mêmes anciens travailleurs sociaux) avait publié en 2019 un document très intéressant centré sur la « polyvalence de secteur ».
C’est Henri Sellier, maire socialiste de Suresnes de 1914 à 1941, puis ministre de la Santé du Front Populaire, qui fut le premier à concevoir cette polyvalence de secteur. Son intention à l’époque était de coordonner les interventions médico-sociales au sein d’une même unité de travail. Cinquante ans plus tard, la décentralisation confie aux départements la responsabilité du Service départemental d’action sociale (loi du 22 juillet 1983). Aucune indication particulière ne concerne la polyvalence, même si une instruction ministérielle (lettre du 28/11/1984) insiste sur la nécessité de « la préserver » explique Lucienne Chibrac auteure de la note du GREHSS.
Une circulaire publiée le 26 mars 1965 en avait défini les contours : La polyvalence de secteur tend « à mettre à disposition des usagers des assistantes capables d’avoir une vue d’ensemble de leurs problèmes sanitaires, sociaux, économiques, psychologiques et de les aider à mettre en œuvre les moyens d’y porter remèdes avec le concours, le cas échéant, de services spécialisés pour des situations particulières »
La polyvalence de secteur est une des noblesses du service social. Lucienne Chibrac précise dans son article les 4 points qui la caractérisent : Aller vers, un territoire identifié, l’universalité de la «clientèle» et un interlocuteur unique capable de répondre à toute question. Revenons en détail sur ces 4 points :
1. « Aller vers » un objectif toujours d’actualité
Voici un terme revenu à la mode surtout depuis que les travailleurs sociaux de secteur « enlisés » dans la gestion des procédures administratives, n’ont plus ou ont de moins en moins de temps pour les visites à domicile ou en d’autres lieux que leurs bureaux. A l’origine, le « aller vers » est aussi pratiqué « par les associations philanthropiques américaines dont certaines, présentes en France pendant et après la première guerre mondiale, vont influencer et conforter ces pratiques. …/… « . Il s’agit en effet de développer des interventions auprès d’un maximum de personnes afin de leur apporter aide et conseils, facilitant les relations, passant aussi au dessus de réticences éventuelles.
La visite à domicile, ou la présence en proximité des lieux de vie de la population, est indissociable de la volonté de connaître les réalités de vie d’un quartier et de ses habitants« . « C’est aussi [à l’époque] un moyen d’asseoir un encadrement social et sanitaire par la municipalité auprès de ses administrés, de rendre les politiques publiques de prévention, de soins – notamment dans la lutte contre « les fléaux sociaux » – et d’entraide plus volontaristes. Ce n’est pas un hasard si aujourd’hui le « aller vers » est à nouveau d’actualité…
2. Un territoire identifié :
« L’ancrage dans un secteur, un quartier, une commune (la notion de « territoire » est alors bien moins usité qu’aujourd’hui) est garant de la proximité et de la facilité de contact, dont on attend qu’elle crée les conditions d’une mise en confiance. C’est aussi la garantie pour la municipalité de posséder des informations fiables sur les situations, médiatisées par les visiteuses ou assistantes de quartier ».
Dans les années 70 / 80 il existait des débats au sein de la polyvalence : Faut-il habiter dans son quartier d’intervention pour être en phase avec son territoire ou vaut-il mieux être en extérieur afin de préserver sa vie privée ? (et sa « tranquillité) En effet être interpelé en dehors de ses heures de travail par exemple en faisant ses courses n’était pas du goût de la majorité des assistantes sociales. D’autres, par contre, estimaient au nom de leur engagement « communautaire » que vivre sur son lieu de travail n’était pas un problème. Tout cela, en faisant débat, montrait déjà des philosophies de travail fort différentes…
3. l’universalité de la « clientèle » (aujourd’hui du public)
Cette « universalité et inconditionnalité (en dehors de celle d’être habitant de la « commune) » marquent la prise en compte d’une population dans son ensemble ». Ce point est toutefois à pondérer, car c’est résolument vers la famille que les efforts sont prioritairement portés, et en particulier vers les mères et les enfants. La notion « d’assistante familiale » restera d’ailleurs souvent un terme régulièrement usité dans les déclinaisons postérieures de la pratique de la polyvalence » nous précise Lucienne Chibrac.
Qu’en est-il aujourd’hui ? Dans certains départements des assistantes sociales s’offusquent de cette perte d’universalité. Certaines d’entre-elles revendiquent le fait de continuer de recevoir tout public même les personnes sans papier ni domiciliation contrairement à ce que préconise parfois leurs directions. Pour la polyvalence « tous ont le droit d’être aidés et écoutés avec la recherche d’une évaluation globale de leur situation » ce que ne font pas systématiquement les services spécialisés. Là aussi le débat est toujours d’actualité à l’heure où il est demandé aux secrétaires médico-sociales de faire filtre et de définir – sur critères – qui aura accès à l’assistante sociale. La polyvalence de secteur ne trie pas, elle considère que c’est la personne d’en décider même si cela n’est pas sans poser parfois des difficultés d’organisation et de charge de travail.
4. Un interlocuteur unique
L’intervenant(e) doit être en capacité de prendre en compte diverses questions, divers domaines d’intervention : « Ce qui marque la polyvalence, c’est donc cette polyvalence de demandes, impliquant la mobilisation de compétences plurielles pour l’élaboration d’un diagnostic, la construction de premières réponses, l’élaboration d’un avis pour des décisions à prendre à d’autres niveaux »… Mais être l’interlocuteur unique ne veut pas dire travailler seul : à l’image du médecin généraliste, celui-ci s’appuie sur les compétences de ses pairs spécialisés dans tel ou tel domaine. C’est le « polyvalent » qui assure la continuité.
Ne veut-on pas aujourd’hui à l’heure du référent de parcours de la famille remettre en selle une pratique qui était portée par le passé par la polyvalence ? Pourquoi rajoute-t-on cette nouvelle couche d’interlocuteur de la famille ou de la personne alors que cette dimension est particulièrement adaptée à la réalité de la polyvalence de secteur ? La multiplication des intervenants a créé de nouveaux besoins notamment celle de la coordination des interventions. Dommage que l’on n’ait pas à cette occasion rappelé combien les assistantes sociales de secteur sont bien placées (en dehors des mesures administratives et judiciaires) pour assurer cette forme de coordination…
La polyvalence en perpétuel questionnement et « malaise »
Les fondamentaux de la polyvalence de secteur tels qu’ils étaient pensés en 1936 gardent toute leur actualité et continuent de faire débat aujourd’hui. Ce qui est quand même assez incroyable. Nous défaisons et refaisons ce qui a été inventé par le passé puis oublié. Pourquoi cela ? Lucienne Chibrac s’interroge dans sa note : « La polyvalence de secteur n’est-elle pas un concept opérationnel en crise permanente ? » écrit-elle.
En effet les assistantes sociales qui travaillent en polyvalence font état de difficultés récurrentes :
- Elles sont « en première ligne » ce qui est très inconfortable en l’absence de réponses des pouvoirs publics et lorsqu’elles constatent des dysfonctionnements administratifs.
- Elles sont peu reconnues contrairement à leurs collègues qui travaillent dans certains services spécialisées à qui l’on reconnait plus facilement une expertise
- Elles se perçoivent souvent comme la voiture balai des exclus des droits. Personne n’a de réponse ? « Allez voir l’assistante sociale ! » Dernière maille du filet de protection
- Il leur est reproché de faire de l’assistanat alors que l’assistance est un concept noble dans le sens où il est une des caractéristiques des pratiques de solidarité. L’assistante sociale de secteur fait l’objet de multiples représentations souvent caricaturales. « Ce sont elles qui retirent les enfants » dit-on alors qu’il n’en n’est rien, bien au contraire : elles cherchent des solutions avec les familles autant que faire se peut.
- Leurs marges de manœuvre sont sans cesse réduites par l’accumulation des procédures et par ce qu’il faut bien nommer la bureaucratie administrative. Elles sont parfois quasiment « sous tutelle » de leur hiérarchie. Cette perte d’autonomie professionnelle pourrait expliquer pour un part la désaffection pour le métier.
Mais tout cela n’est pas nouveau loin de là : « les occasions de plaintes sont présentes dès les années 1940 » : secteurs à découvert, surcharge de travail, accumulation de tâches non spécifiques à la pratique de service social, sentiment de dévalorisation… La liste est longue et date des années cinquantes soit il y a plus de 70 ans !
Pourtant, malgré les inconvénients, pourquoi être si attaché(e) à la polyvalence de secteur ?
C’est peut-être aussi parce que cette façon de travailler apporte beaucoup : de la part des personnes aidées, des solidarités qui peuvent être mises en place, de la richesse et diversité des situations rencontrées…
Bref j’ai envie de dire » Vive la polyvalence de secteur » ! J’ai aussi envie de dire à mes collègues qui perpétuent les pratiques issues de 1936, « Soyez fier(e)s de ce que vous apportez ! Ne doutez pas de l’intérêt ni de l’importance de votre travail. Regardez toutes vos réussites et toutes ces personnes que vous avez écoutées et soutenues parfois envers et contre tout. » Certes il faut sans cesse s’adapter et sans cesse pouvoir se remettre en question. Mais quand même votre travail n’est-il pas des plus passionnants ? Vous vous inscrivez dans l’histoire du service social et cela ne peut vous être retiré. Bravo, et ne lâchez rien !
Lire « les temps du social » N° 8 sur la polyvalence de secteur
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Photo : Visual Hunt
Une réponse
Merci Didier !
Malgré une perpétuelle sensation de pansement sur une jambe de bois la polyvalence reste en effet le lieu des possibles…
Au plaisir.
Manu