« Tu peux éteindre ton téléphone, mais il faut rester réactif. » « Fait preuve d’autonomie, mais rends-moi compte de ton travail en fin de journée », « Venez aux réunions, mais ce n’est pas obligatoire ». Voici quelques-unes des injonctions paradoxales ou contradictoires, qui brouillent le quotidien des travailleurs sociaux, les laissant perplexes. Cela peut agacer certains au plus haut point. D’autres n’y voient pas malice et laissent dire. Alors, faut-il résister à ces contradictions ? Si oui Comment ?
Le terme « injonction paradoxale » fait référence à la situation dans laquelle une contrainte à double sens vous est signifié. Par exemple, « Exprimez votre personnalité, mais restez maître de vos émotions devant l’équipe. » Ces attentes, formulées par la hiérarchie, sont souvent impossibles à satisfaire pleinement. En effet, elles expriment une chose et son contraire à la fois. Il s’agirait alors de décrypter ce qui vous est demandé, par exemple ici d’exprimer une personnalité qui convienne à votre encadrement, mais qui n’est pas ce que vous êtes. Il faudrait donc en quelque sorte savoir jouer la comédie pour satisfaire le demandeur.
La sociologue Aurélie Jeantet explique que : « Les injonctions contradictoires sont légion au travail. La plus répandue est celle de produire toujours plus, tout en maintenant, voire en augmentant, le même standard de qualité de travail. Ce qui n’a rien de réaliste. »
Ces contradictions paraissent logiques aux yeux des gestionnaires qui cherchent à rationaliser et à optimiser les coûts via diverses contraintes. Elles sont fréquemment perçues comme des absurdités par ceux qui les reçoivent. Les professionnels sont mis dans l’incapacité de répondre à ces demandes sauf à augmenter le rythme de leurs interventions. Ils peuvent alors se retrouver dévalorisés, épuisés, voire en proie à un burn-out.
Pour contrer ces injonctions, il est d’abord essentiel de savoir les reconnaître. Cela peut s’avérer délicat, car elles sont souvent formulées dans un langage managérial abstrait, sans exemple précis. Pour les repérer, il parait important de prêter attention à vos propres signaux émotionnels : l’inconfort, la frustration ou la crainte peuvent être des indicateurs d’une injonction paradoxale.
Pour éviter de se sentir isolé face à ces contradictions, la sociologue recommande de discuter avec ses collègues. Leurs visions de ce qui a été dit peuvent aider à clarifier la situation. Cela peut aussi confirmer le caractère irréalisable des demandes lorsque c’est le cas.
Comment répondre aux injonctions contradictoires ?
Pour résister à ces injonctions paradoxales, deux stratégies sont envisageables :
- La confrontation : il s’agira alors d’exprimer l’incohérence de la situation à sa hiérarchie. Avec des termes adaptés pour éviter que la relation ne dérape. Cela permet de négocier les priorités, de proposer un autre calendrier pour accomplir ses missions, ou modifier les conditions d’exercice du travail. Dans cette démarche, le soutien collectif est précieux et utile.
- L’arbitrage personnel : si la hiérarchie ne prête pas l’oreille, il reste la possibilité d’établir ses propres priorités, de décider quelles tâches sacrifier au profit d’autres, ou de reformuler ses objectifs pour les rendre réalisables.
Toutefois, il ne faut pas perdre de vue que la résolution de ces contradictions devrait être du ressort des encadrants. Sans vouloir les excuser, ceux-ci sont aussi sous pression et peuvent formuler des injonctions contradictoires tout simplement parce qu’ils en ont eux-mêmes reçus. Malheureusement, eux non plus ne décryptent pas toujours ce qu’ils disent ou ce que leur hiérarchie leur fait dire. Il y aurait une réflexion à mener sur ce sujet à tous les niveaux de l’institution.
Pour surmonter l’absurdité certaines de ces situations, l’humour peut aussi s’avérer être une stratégie efficace. Il permet de mettre en lumière les contradictions, tout en les rendant plus supportables. En tout cas, c’est souvent un moyen habile d’aborder ce sujet
Ces injonctions peuvent avoir un impact sur la confiance.
Rappelons que le travail consiste à soutenir les personnes et les groupes les plus vulnérables. Ils sont parfois placés dans des situations inextricables. Les attentes de la direction peuvent entrer en conflit avec les besoins de ceux qu’elle est censée servir. En effet, le travailleur social a deux interlocuteurs auquel il doit répondre : la personne aidée, mais aussi son employeur qui fait appel pour cela à une hiérarchie.
Les demandes de chacun peuvent être totalement opposées. Ces contradictions peuvent causer un stress considérable, entraînant à la fois une détérioration de la santé mentale du professionnel et une diminution de son efficacité à travers une perte de la relation de confiance. Confiance envers ses propres compétences, confiance de la part de la personne accompagnée ou encore confiance en direction de son institution ou service.
Il est donc d’autant plus important pour les travailleurs sociaux de savoir reconnaître ces injonctions pour ensuite développer des stratégies permettant d’y faire face. La reconnaissance est la première étape : en étant conscient de ces contradictions, on peut commencer à déconstruire les attentes irréalisables et à développer une approche de travail plus centrée sur la réalité des besoins des personnes accompagnées.
Apprendre à gérer les contradictions
Enfin, il reste essentiel aussi de se rappeler l’importance qu’il y a de prendre soin de soi-même. La pratique du travail social est par essence émotionnellement exigeante. Le fait d’avoir à répondre à des injonctions paradoxales ajoute un niveau supplémentaire de stress là où vraiment le praticien n’en a vraiment pas besoin ! C’est pourquoi il reste important de prendre le temps de se déconnecter, de se reposer et de prendre soin de soi, afin d’être en mesure de continuer à s’engager dans un soutien efficace en direction de celles et de ceux qui en ont besoin.
Travailler dans le social est certes enrichissant, mais c’est aussi parfois assez compliqué à cause des contradictions inhérentes aux situations rencontrées. C’est d’ailleurs aussi pour cela qu’il existe des formations. C’est en identifiant ces problèmes et en mettant en place des stratégies pour les gérer que l’on peut quand même réussir à dépasser les difficultés. Cela n’empêche pas de prendre soin de sa santé psychique tout en continuant d’aider efficacement les personnes qui font appel à nos services.
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