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Françoise, technicienne conseil à la CAF : « je suis dans une usine à gaz »

J’ai eu la possibilité d’interroger une technicienne conseil de la CAF d’un département dont je tairai le nom pour respecter son devoir de réserve. Bien évidemment, il s’agit d’éviter que ses propos lui attirent des ennuis. J’ai donc aussi changé son prénom. Je voulais savoir ce qu’elle pense de la lettre qu’a récemment adressé le directeur de la CNAF au collectif « Changer de cap ». Elle n’a pas souhaité répondre sur le fond de cette missive tout en me précisant qu’il y aurait beaucoup de choses à dire. Elle souhaite, plus simplement, témoigner de sa réalité de travail. Elle précise d’emblée que son témoignage concerne principalement la CAF du département où elle travaille.

Il existe une CAF par département. Elles disposent chacuune d’une autonomie de gestion et d’organisation et s’adaptent en fonction des particularités du territoire auquel elles sont rattachées. Précisons que ce témoignage veut éviter ce que certains en interne appellent le « Caf Bashing ». Il ne s’agit pas de critiquer systématiquement la CAF pour ses actions mais plutôt de comprendre comment cette institution nécessaire pour des millions de français fait face à de sérieuses difficultés dans un écosystème qui lui impose des contraintes de gestion.

Comment contrôler efficacement ?

Françoise m’a d’abord confirmé que les contrôleurs de la CAF ne perçoivent pas de primes spécifiques liées au nombre de redressements qu’ils opèrent. Ils ont toutefois des objectifs financiers à atteindre, un montant à recouvrir défini à l’avance. Cela leur met une forme de pression si les objectifs ne sont pas atteints. Cela peut aussi nettement influer leurs pratiques. Ainsi, par exemple, dans un département, il a été décidé de ne plus engager de contrôles à partir des dénonciations reçues. Pourtant, il y en a très régulièrement. Elles ont souvent pour origine des conflits familiaux, suite à des séparations. Il y a aussi des conflits de voisinage et des dénonciations anonymes. Or, constate la CAF de ce département, une grande majorité des dénonciations s’avèrent infondées. Il n’est pas intéressant d’affecter du temps de contrôle sur des situations qui finalement ne le justifient pas. Le temps passé pour tenter de recouvrer des indus de trop faibles importances ne doivent pas mobiliser les contrôleurs qui ont d’autres priorités.

Il leur est beaucoup plus simple de contrôler systématiquement certains allocataires qui rencontrent une même réalité. Ainsi, certains départements agissent de façon similaire. Les services de la CAF savent où se trouvent les plus grands risques d’indus. Par exemple, les contrôleurs ont plus de probabilités de recouvrir des sommes significatives, s’ils contrôlent tous les dossiers de prime d’activité assortis d’une séparation de moins de six mois. La probabilité de tomber sur des erreurs de déclarations est alors importante. Ces contrôles sont ainsi systématiques. Ils touchent des familles précaires qui voient aussi leurs ressources diminuer à cause de leurs séparations. C’est au moment où elles sont fragilisées.

Plus on déclare, plus on risque de se tromper

En fait, me dit Françoise, c’est surtout la multiplication des déclarations de ressources ou de changement de situation familiales qui sont susceptibles de générer des erreurs. Et c’est sur ces probabilités de risques d’erreurs que le système de contrôle est construit. Il est donc logique, me dit-elle, que les allocataires du RSA soient plus contrôlés que les autres allocataires, car ils doivent déclarer leurs revenus tous les trimestres. Lorsqu’ils s’engagent dans des actions d’insertion professionnelles qui leur apportent quelques revenus, ils sont vite susceptibles de se tromper. S’ils ont des indus à régler, ils peuvent se dire, finalement, qu’il vaut ne rien faire que de risquer un contrôle CAF qu’ils perçoivent comme étant presque systématiquement à leur désavantage.

Mais certaines incohérences sont aussi d’un autre ordre. Ainsi, par exemple, un allocataire qui perçoit l’allocation adulte handicapé et qui travaille en ESAT doit remplir deux formulaires différents. Le premier formulaire demande que soit renseigné son salaire net imposable alors que le second à remplir, si son trimestre n’est pas harmonisé, demande de déclarer le montant net perçu avant prélèvement à la source. Ce n’est pas la même chose.

Vous n’avez rien compris ? Eh bien, c’est ce qui se passe pour des dizaines de milliers d’allocataires de l’AAH qui mettent le même chiffre dans les cases prévues à cet effet. Les subtilités de l’administration sont insondables. Les citoyens les plus honnêtes se retrouvent alors avec le sentiment d’être en faute. Ils sont mis en difficulté pour rembourser ce qu’ils ont trop perçu. Parfois, il faut aussi le préciser, l’erreur est en leur faveur et c’est la CAF qui les rembourse. Ce « Monopoly des indus » ne leur donne pas 20.000 €. quand ils passent par la case départ. Bref, la complexité administrative génère énormément d’erreurs qui sont le pain quotidien des techniciens-conseils. Ils sont à la peine pour remettre les choses dans l’ordre.

Quand les erreurs proviennent des administrations.

La technicienne que j’ai interrogé me dit aussi qu’elle constate beaucoup d’erreurs issues des administrations avec lesquelles elle est en lien. Les plus nombreuses concernent les Caisses Primaires d’Assurance Maladie (CPAM). Il y a aussi des erreurs conséquentes dans les données fournies par la DGFIP (l’administration fiscale). C’est pourquoi, dit-elle, le recueil des données à la source n’est pas sans risques. C’est même une usine à gaz dès lors que l’on traite du versement de la prime d’activité, me dit-elle. Elle parle alors de divergences de données.

Certaines CAF se sont retrouvées dans de drôles de situations. Beaucoup d’agents sont des contractuels qui touchent la prime d’activité. Les erreurs les concernent tout autant que les autres, mais comme ils sont salariés de l’organisme qui verse leurs prestations, ils font systématiquement appel aux décisions et tentent de faire régulariser leurs dossiers rapidement pour ne pas générer d’indus. Leurs interventions sont devenues tellement nombreuses qu’elles retardaient le traitement des autres dossiers. Il a donc été décidé de ne plus appliquer les redressements à ces agents afin de désengorger les services.

« Il faut aller vers une simplification du calcul des prestations » me dit Françoise. « La situation des travailleurs indépendants est catastrophique ». Leurs déclarations quand ils perçoivent la prime d’activités sont truffées d’erreurs malgré toutes leurs bonnes intentions. Cette prime est si difficile à calculer selon les situations que certains y renoncent.

Des anomalies qui se multiplient

Une fois ce tableau dressé, il faut aussi tenter de comprendre combien le système informatique des CAF est à bout de souffle. Les techniciens ont en permanence une liste des anomalies de fonctionnement du logiciel. Ils doivent faire avec et certains peinent et ne parviennent pas à clôturer en fin de journée les dossiers sur lesquels ils travaillent. D’autres reviennent le lendemain et les erreurs corrigées la veille apparaissent à nouveau.

Le système ne tient plus me dit Françoise. Un jour, ce sont des anomalies sur l’allocation de soutien familial, le lendemain, c’est carrément l’écran consacré au versement de l’APL qui a littéralement disparu. Puis, il réapparait en cours de journée. Cela donne le sentiment à mon interlocutrice de « travailler avec des bouts de ficelles ». Certains sont exaspérés et souhaitent changer de service. La multiplication des anomalies « mettent les agents à bout ». C’est infernal me dit-elle, à la fin de ma journée, il m’arrive de ne pas parvenir à valider mes propres mises à jour.

Beaucoup souhaitent quitter leur poste. Ils ont le sentiment que leur métier a perdu tout son sens. « On ne sait plus si le travail que l’on fait est encore utile ». Alors que nous souhaitons tant être au service des allocataires, nous nous trouvons prisonniers d’un système informatique qui dysfonctionne à tout va. Alors, notre administration nous apporte des « éléments de langage » pour répondre aux gens. Mais ces réponses formatées ne changent rien sur le fond. Et l’on a l’impression de raconter des histoires pour gagner du temps. C’est déprimant.

Au service des allocataires ?

Françoise m’a aussi expliqué les différentes catégories d’agent au contact des allocataires . Il y en a trois. Il y a le conseiller service à l’usager. C’est celui qui reçoit le public dans les halls d’accueil des CAF. Il y a les techniciens conseils gestionnaires conseil aux allocataires (TCGCA) et les techniciens-conseils itinérants (TCGCI) qui comme leur nom l’indique interviennent en dehors des locaux des CAF. Le problème principal concerne la situation des conseillers service aux usagers.

Ces conseillers sont quasiment tous en CDD. Ils sont dans les halls d’accueil, reçoivent le public sans rendez-vous, et sont formés en environ 3 semaines. Ils ont pourtant une mission essentielle, car ils sont souvent le premier contact en face à face avec les allocataires. Or, ce sont les personnels les moins aguerris. Ils peuvent manquer d’assurance et sont parfois « bousculés » par des usagers qui veulent rencontrer un responsable. Ils appliquent des procédures, et sont invités à utiliser avec les personnes accueillies des tablettes numériques reliées au site de la CAF. Or les gens ne veulent pas qu’on leur apprennent à utiliser une tablette ni comprendre la logique du site de la CAF. Ils veulent toucher leurs prestations. Tout cela provoque beaucoup d’incompréhensions.

Ces conseillers « service à l’usager » ne restent pas. D’abord leurs contrats sont limités à six mois et ne sont pas renouvelés. C’est la règle. Ça tourne sans arrêt, mais il est aussi très difficile de les garder.

Mais ce qui pose encore plus problème est l’externalisation du numéro d’accueil de la CAF. La plateforme d’appel mutualisée n’est plus gérée avec du personnel CAF. Les professionnels qui répondent aux allocataires ne connaissent pas bien la législation. Ils font beaucoup d’erreurs et annoncent même parfois aux usagers qu’ils peuvent bénéficier de certains droits alors qu’ils ne sont pas du tout éligibles. Ils ne peuvent pas communiquer en direct avec nous, me dit Françoise. Il leur est demandé de laisser des messages dans les dossiers de leurs interlocuteurs. De nombreux post-it virtuels que l’on réceptionne sont littéralement incompréhensibles. Nous sommes là à nous demander ce que le répondant a voulu indiquer sans comprendre leur message. Certains sont incohérents d’autres nous demandent de mettre en oeuvre des prestations auxquelles les personnes n’ont pas droit. « C’est souvent du n’importe quoi, et ça aussi c’est usant et démobilisant ».

Que va faire Françoise à l’avenir ? Pour l’instant je continue de faire le maximum pour que cela fonctionne en tentant de résoudre les problèmes des allocataires mais comme c’est un puit sans fond et que je suis témoin de tout ce qui ne va pas, je cherche à m’en aller. Et croyez moi, je ne suis pas la seule.

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Photo : DD (précision, cette information ne provient pas d’un agent travaillant en Loire Atlantique, comme la photo pourrait le laisser supposer)

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