Du point de vue du travail social, les pratiques de Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft (GAFAM) apparaissent inconciliables avec la pratique éthique de notre secteur. Les GAFAM, souvent décrites comme les marques les plus influentes du monde, ont façonné notre époque en inventant des produits et des modes de vie. Leur modèle économique repose sur l’exploitation des données personnelles, analysant toutes nos activités en ligne pour prédire et influencer nos comportements. Tout autour de ces entreprises multinationales se renforce la pratique de revente de nos données. Cette réalité est en contradiction flagrante avec la protection des informations qui est une valeur essentielle du travail social.
Selon Paul Ricœur, l’éthique est « la visée de la vie bonne avec et pour autrui dans des institutions justes ». Est-il juste de revendre nos données ou de les utiliser dans le but de nourrir des algorithmes susceptibles de prédire nos comportements ? Dans un article publié par le sociographe, Morgane Quilliou- Rioual nous interpelle : Il est pour elle essentiel de s’interroger systématiquement sur nos pratiques en terme d’éthique avant de poser un acte qui met en jeu la sécurité numérique des personnes accompagnées. Or, compte tenu de l’exploitation des données personnelles par les GAFAM, il est impossible de mesurer les conséquences de nos actions en ligne. Nous ne savons pas quelles données sont collectées ni comment elles sont exploitées.
Certes, la loi « informatique et libertés » et le Règlement européen sur la protection des données (RGPD) offrent un certain niveau de protection des données personnelles et sensibles. Mais l’application de ces lois reste problématique en ce qui concerne les GAFAM. Ainsi, Meta, la maison mère de Facebook, vient d’écoper d’une amende record de 1,2 milliard d’euros pour avoir transféré des données d’utilisateurs vers les États-Unis en violation des règles européennes.
Le RGPD exige que les internautes donnent leur consentement explicite pour l’exploitation de leurs données. Mais l’exemple de Facebook nous démontre que ce n’est pas vraiment garanti par leurs pratiques. De plus, ce consentement reste illusoire. Dans de multiples situations, le refus conduit se perdre dans des méandres d’annonces plus ou moins claires qui font qu’il est bien plus simple de consentir sans se poser de question.
La question demeure : est-il possible de concilier l’éthique du travail social et l’utilisation des outils numériques fournis par les GAFAM ?
Aucun texte officiel ne fait le lien entre les données personnelles, le choix des outils numériques et les logiciels dans le secteur social. Pourtant, chaque jour, les travailleurs sociaux manipulent des données personnelles et sensibles, souvent via des outils fournis par les GAFAM. Il est donc nécessaire de réfléchir aux conséquences de ces pratiques, aux traces numériques laissées et à nos responsabilités. Bien que les GAFAM aient apporté des outils numériques précieux, leur modèle économique et leurs pratiques en matière de données personnelles soulèvent des questions éthiques importantes. Il est essentiel que les travailleurs sociaux restent vigilants et prennent des mesures pour garantir la sécurité numérique des personnes qu’ils accompagnent.
Notre réflexion est bien limitée sur ce sujet. Cependant, nous dit Morgane Quilliou- Rioual, une autre approche est possible. Les travailleurs sociaux ont intérêt à défendre et à promouvoir les usages des logiciels libres, partagés par une communauté soucieuse du bien commun.
Déontologie et logiciel libre : Un duo essentiel pour la protection des données
Le code de déontologie des Assistants de service social (ASS) met en évidence cette préoccupation. Ses articles 5 et 6 traitent directement de la confidentialité, du secret professionnel et de la protection des données. Alors comment agir sans mettre en tension ces valeurs déontologiques qui posent un cadre assez clair sur les limites à ne pas dépasser ?
La montée en puissance des logiciels libres et open source est une réponse possible à ces préoccupations. Selon l’association Framasoft, l’objectif n’est pas d’établir une définition absolue des bons et des mauvais usages, mais plutôt de pouvoir choisir les outils qui respectent les valeurs qui, pour nous, améliorent la vie en société. Un logiciel libre, tel que défini par l’association April, est un logiciel qui est fourni avec son code source et dont l’utilisation, la modification et la diffusion des versions modifiées sont autorisées. Ces logiciels ne collectent pas nos données et ils offrent des services similaires à ceux des GAFAM. Le problème est qu’il sont sujets à la méfiance, à des représentations aujourd’hui erronées.
A contrario, les logiciels non-libres tout en conservant leur code source secret, séduisent massivement le public. C’est bien là le paradoxe. Ils offrent pourtant des droits d’utilisation restreints à l’utilisateur qui devient vite captif. Pour autant, ils peuvent aussi poser des problèmes de sécurité, de confiance et d’éthique, en particulier lorsqu’ils sont utilisés dans des contextes sensibles comme les services médico-sociaux.
En 2016, près de 90 % des attaques par « ransomware » (rançongiciel) dans le monde ont ciblé des établissements de santé, soulignant les risques majeurs de sécurité posés par les logiciels non sécurisés. La dématérialisation croissante des données dans ces secteurs a conduit à une demande constante de sécurisation des parcs informatiques et des données qu’ils contiennent. Malheureusement, les solutions proposées sont souvent des outils privés laissés à la merci des fabricants, dans une démarche de captation du client ne pouvant plus s’en passer. Leurs pratiques ne respectent pas toujours la réglementation en vigueur.
La question se pose alors : pourquoi le secteur social ne se tourne-t-il pas davantage vers les logiciels libres et la communauté open source ? Pourquoi privilégier des licences payantes, propriétés de grandes entreprises, plutôt que des systèmes d’exploitation sous Linux, par exemple ? Et pourquoi dématérialiser sans une réflexion préalable sur la sécurité et la législation ?
La réponse à ces questions pourrait résider en partie dans l’éducation et la formation. De nombreuses associations de libristes sont prêtes à devenir des partenaires des services sociaux, offrant des outils adaptés, sécurisés et éthiques tout en respectant la législation française. Il est donc crucial de prendre le temps de la réflexion, de se former sur ce sujet et de comprendre pleinement les enjeux éthiques du numérique.
Après tout, comme le souligne Framasoft, le but n’est pas de juger les bons et les mauvais usages. Il s’agit plutôt d’encourager la réflexion et de choisir les outils qui respectent nos valeurs et améliorent la vie en société.
- Lire : Numérique, éthique et GAFAM sont-ils compatibles dans les pratiques professionnelles en travail social ? par Morgane Quilliou-Rioual Dans Sociographe 2023/1 (N° 81), pages 89 à 103
Quelques références et liens sur les logiciels libres
- Quels sont les logiciels libres que l’État préconise en 2023 ?| Numérama
- Les logiciels libres, est-ce que ça fonctionne bien ? | francenum.gouv.fr
- Comment choisir un logiciel libre pour son entreprise ? | francenum.gouv.fr
- promouvoir, développer et maintenir un patrimoine de logiciels libres utiles aux missions de service public | adullact.org
- les logiciels libres métiers utiles aux services publics ainsi que leurs utilisateurs et prestataires | comptoir du libre
- Promouvoir et défendre le logiciel libre – APRIL
- Framasoft
- Comprendre le numérique pour pouvoir le critiquer et le transformer par Louis Derrac
- Annuaire des principaux logiciels libres & open source | jdbonjour.ch
Photo : Morgane Quilliou- Rioual sur grand écran
3 Responses
Beaucoup de façades dans le secteur social. Une prise de conscience très tôt des enjeux des GAFAM, les sensibilisations ont suivis à partir de 2010 par des bénévoles ou des salariés. Des cadres qui se cachent derrière le « je sais pas faire », « Yakafokon » « c’est compliqué pour des vieux comme nous » alors que les compétences sont là en interne, les entreprises sont là, les communautés sont actives, la documentation est disponible, Framasoft engage les choses et sert de phare.
Gmail, Facebook, Discord, What’s app, Instagram, Amazon, Windows, Office sont trop ancrés, trop essentiel pour les salariés. Il y à une grande inertie partiellement volontaire, souvent structurelle car changer les habitudes de l’ensemble des salariés provoquent des heurts, rarement des boulettes impactantes mais des heurts en réunion et du ressentiement. Le travail social reste en partie politique et essaye majoritairement de « plaire » et non « d’être » à l’image de nombreux décideurs qui le composent. On ne leur jette pas la pierre c’est ce qu’on leur demande être des façades qui mettent en avant et vendent la moindre parcelle d’action en faveur de solutions alternatives. On tartine ça sur le projet, on prends les sous et dans les coulisses personne n’utilise la solution.
La vraie solution? Faire sans ces gens dont les enjeux et les intérêts ne sont pas en phase avec cette degooglisation.
Bonjour Didier, merci beaucoup de citer mon site ! Les planètes sont alignées, j’ai publié la semaine dernière un article totalement en phase avec le votre : Le numérique est politique, et les organisations d’intérêt général ont toutes les raisons de s’y intéresser !. J’ai envie de croire qu’il se passe quelque chose de simultané 🙂
Effectivement. Votre article est plus qu’intéressant ! Il met en perspective toute la problématique liée aux GAFAM et éclaire bien la dimension politique du sujet. Article vraiment super, je le mets en lien. DD