C’est une question simple que je souhaite aborder avec vous aujourd’hui. Force est de constater qu’avant l’avènement de l’internet et des smartphones, nous étions capables de citer plus d’une dizaine de numéros de téléphones par cœur. Ancien cheminot dans ma jeunesse, je pouvais égrener de mémoire tous les horaires de train entre Nantes et Paris, Lyon et Bordeaux. Nos anciens étaient capables de réciter la liste des départements français avec leur préfecture et sous préfectures. Bref, leur mémoire était sans cesse mise à contribution et fonctionnait plutôt bien. Mais Qu’en est-il aujourd’hui ? Certes, l’âge avançant, on peut considérer que notre mémoire est moins active et plus sélective Mais n’y a–t-il pas quelque chose qui a changé en nous aujourd’hui ?
Google nous a-t-il fait perdre la mémoire ?
Quelque chose a effectivement changé en nous et cette transformation est largement influencée par l’évolution de notre environnement technologique. Avec l’avènement d’internet et des smartphones, nous avons progressivement délégué notre mémoire à ces outils. Selon une étude menée par Kaspersky Lab en 2018, près de la moitié des personnes interrogées admettent ne pas connaître le numéro de téléphone de leur partenaire par cœur. Cette tendance à l’externalisation de la mémoire est ce que les psychologues appellent l' »effet Google ».
L’effet Google, un terme popularisé par la psychologue Betsy Sparrow. Il se réfère à notre tendance à oublier les informations que nous pouvons facilement trouver en ligne. Une étude publiée par elle et ses collègues dans la revue Science en 2011 a montré que les gens sont moins susceptibles de se souvenir de faits spécifiques lorsqu’ils savent qu’ils peuvent les retrouver aisément. En d’autres termes, nous nous souvenons de l’endroit où trouver l’information plutôt que de l’information elle-même.
La question de savoir si Google nous fait perdre la mémoire a fait l’objet de nombreux débats. Selon certaines études, notre façon de lire et de penser a changé avec l’avènement d’Internet. Nous avons tendance à « super-naviguer » horizontalement à travers les titres, les contenus des pages et les résumés pour obtenir des résultats rapides, plutôt que de lire en profondeur. Cette nouvelle façon de lire peut fragiliser notre capacité à interpréter le texte et à réaliser les (riches) connexions mentales qui se produisent lorsque nous lisons profondément et sans distraction. Mais soyez rassuré. Il y a encore beaucoup de personnes qui lisent des livres et s’immerge dans une « lecture profonde ».
Un effet d’écrémage produit par notre cerveau
Grâce à l’omniprésence du texte sur Internet, sans même parler de la popularité des textos sur les téléphones portables, nous lisons davantage aujourd’hui que dans les années 70 ou 80, lorsque la télévision était le média de choix. Mais il s’agit d’une manière différente de lire, qui cache une façon différente de penser. Il y a des symptômes qui ne trompent pas : Bruce Friedman, un pathologiste et ancien professeur à l’école de médecine du Michigan, explique dans le journal Le Monde avoir perdu la capacité de lire et d’absorber un long article, que ce soit sur le Web ou imprimé. Ses pensées ont acquis un style « staccato », à l’image de la manière dont il scanne rapidement de petits passages de texte provenant de multiples sources en ligne.
Une étude menée par des spécialistes de l’Université de Londres a révélé que les personnes utilisant des sites de recherche en ligne présentaient « une forme d’activité d’écrémage ». Elles passent d’une source à une autre et reviennent rarement à une page déjà visitée. Elles ne lisent généralement pas plus d’une ou deux pages d’un article ou d’un livre avant de « bondir » vers un autre site.
En effet, la lecture n’est pas une disposition instinctive de l’être humain. Elle est modelée par le médium ou la technologie que nous utilisons pour apprendre et exercer la lecture. Ainsi, les circuits neuronaux de notre cerveau sont constamment remodelés en fonction de notre utilisation du Net. Ils l’ont été auparavant avec l’invention de l’imprimerie ou l’arrivée de la télévision qui ont stimulé d’autres sens.
Notre cerveau s’adapte sans cesse
Tout cela n’est pas nécessairement une mauvaise chose. Notre cerveau est un organe remarquablement adaptatif. Il ajuste ses processus de mémorisation en fonction des demandes de son environnement. Dans un monde où l’accès à l’information est illimité, il peut se concentrer sur des tâches plus complexes comme l’analyse et la synthèse de l’information, plutôt que de se préoccuper de mémoriser des faits bruts.
En 1882, Friedrich Nietzsche a fait l’acquisition d’une machine à écrire pour pallier sa vue qui baissait. La concentration prolongée sur une page était devenue pénible et source de maux de tête fréquents. Cela l’obligeait à réduire son écriture. Il craignait même de devoir abandonner complètement. La machine à écrire s’est avérée être une solution temporaire. Après avoir maîtrisé la frappe, il put écrire les yeux fermés, en utilisant uniquement le bout de ses doigts, permettant ainsi aux mots de couler à nouveau de son esprit à la page.
Cependant, l’impact de la machine sur son travail fut réel. Un ami de Nietzsche lui fit remarquer un changement dans son style d’écriture. Sa prose, déjà succincte, était devenue encore plus concise, plus télégraphique. Son ami lui écrivit dans une lettre : « Peut-être que, grâce à ce nouvel instrument, tu vas même obtenir un nouveau langage », notant que dans son propre travail, ses « pensées sur la musique et le langage dépendaient souvent de la qualité de son stylo et du papier ».
Il y a mémoire et mémoire….
La mémoire humaine est un système complexe assez fascinant. Elle se compose de différents types, chacun ayant ses propres caractéristiques et fonctions. Tout d’abord, la mémoire sensorielle, la forme la plus basique, permet de retenir brièvement les informations sensorielles. Elle se divise en deux catégories : la mémoire iconique, qui concerne les informations visuelles, et la mémoire échoïque, qui concerne les informations auditives. La durée de rétention de ces informations est très courte, généralement moins d’une seconde pour la mémoire iconique et jusqu’à 4 secondes pour la mémoire échoïque.
Ensuite, la mémoire à court terme, aussi connue sous le nom de mémoire de travail. Elle nous permet de retenir temporairement une petite quantité d’informations nécessaires à la réalisation d’une tâche cognitive. Elle est étroitement liée à l’attention et à la concentration. Elle peut retenir environ 7 éléments pendant 20 à 30 secondes.
La mémoire à long terme, quant à elle, permet de stocker une grande quantité d’informations sur une longue période, allant de quelques minutes à toute une vie. Elle se divise en plusieurs sous-catégories. La mémoire épisodique permet de se souvenir des événements personnels vécus, de un contexte de lieu et de temps avec une charge émotionnelle. La mémoire sémantique, en revanche, stocke les connaissances générales sur le monde, comme les faits, les concepts, les significations des mots, etc. La mémoire procédurale est responsable de l’apprentissage et de la mémorisation des séquences motrices, comme faire du vélo, conduire une voiture, jouer d’un instrument de musique, etc.
Contrairement à la mémoire explicite (épisodique), la mémoire implicite ne fait pas référence à des souvenirs conscients. Elle comprend la mémoire procédurale et d’autres formes de mémoire comme la priming (facilitation de la récupération d’une information après une exposition préalable) et la mémoire perceptive (capacité à reconnaître des stimuli sans pouvoir les identifier explicitement).
La mémoire émotionnelle permet de stocker et de retenir des informations associées à ses propres affects. Elle est étroitement liée à l’amygdale, une région du cerveau impliquée dans la régulation des émotions. Les souvenirs émotionnels sont souvent plus vivaces et durables que les souvenirs non émotionnels, car ils sont renforcés par l’activation de l’amygdale lors de nos souvenirs.
Enfin, la mémoire autobiographique fait référence aux souvenirs d’événements et d’expériences personnelles. Elle combine à la fois des éléments épisodiques (événements spécifiques) et sémantiques (connaissances générales sur soi).
Chacune de ces formes de mémoire joue un rôle dans notre vie quotidienne. Elles nous permettent d’apprendre, de nous adapter et de naviguer dans notre environnement.
« Oublier c’est normal »
Dans un article publié sur The Conversation, le professeur de psychologie Alexander Easton aborde la question de la perte de mémoire et de savoir quand il convient de s’inquiéter. Selon lui, oublier est un phénomène normal et fréquent, en particulier avec l’âge. Cependant, certaines pertes de mémoire peuvent être le signe d’un problème plus grave.
Il explique que la mémoire est un processus complexe qui implique plusieurs étapes : l’encodage, le stockage et la récupération de l’information. Les troubles de la mémoire peuvent survenir à n’importe quelle étape de ce processus. Par exemple, l’oubli d’un rendez-vous peut être dû à un manque d’attention lors de l’encodage de l’information ou à une difficulté à récupérer l’information stockée.
Le psychologue souligne que le vieillissement normal entraîne une diminution de la capacité de mémorisation, mais que cela ne devrait pas affecter de manière significative la vie quotidienne. Les pertes de mémoire préoccupantes sont celles qui ont un impact sur la vie quotidienne, comme oublier des événements importants, se perdre dans des endroits familiers ou avoir des difficultés à comprendre des instructions simples.
Alexander Easton note aussi que les troubles de la mémoire peuvent être causés par divers facteurs. Le stress, la fatigue au travail en font partie. Plus grave la dépression, l’anxiété, la consommation excessive d’alcool ou de drogues, ainsi que certaines maladies telles que la maladie d’Alzheimer ont des effets qui peuvent être cataclysmiques. Il est donc important de consulter un professionnel de la santé si les pertes de mémoire deviennent fréquentes ou préoccupantes.
Notre mémoire est un bien précieux.
Elle se cultive. Nous ne devons pas complètement abandonner nos efforts pour mémoriser des informations car elles se trouvent dans notre smartphone. Comme le souligne le neuroscientifique Daniel J. Levitin dans son livre « The Organized Mind », la mémorisation a de grands avantages cognitifs. Elle nous aide à comprendre le monde qui nous entoure en créant des liens entre les informations. De plus, elle stimule notre cerveau, le gardant actif et en bonne santé.
Sources pour aller plus loin :
- Internet et Google vont-ils finir par nous abrutir ? | Framablog
- Est-ce que Google nous rend idiot ? | Le Monde
- Critique du livre « The Organized Mind » / Daniel J. Levitin | trouve qui peut !
- Oublier, c’est normal ! Mais quand faut-il s’inquiéter ? | The Conversation
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