Un article publié par le Monde Diplomatique de ce mois d’avril nous apprend pourquoi le premier et unique centre de déradicalisation appelé Centre de prévention, d’insertion et de citoyenneté (CPIC) créé en 2016 s’est retrouvé rapidement sans effectif et totalement inutile. Parmi les causes invoquées il faut retenir le désaccord profond des éducateurs spécialisés sur les méthodes utilisées dans le centre. Le mariage entre l’idéologie militaire et celle du monde de l’éducation a trouvé là ses limites. Alex Alber, Joël Cabalion & Valérie Cohen les 3 sociologues de cet article sont allés enquêter sur le terrain. Ils expliquent pourquoi ce mariage « entre la carpe et le lapin » n’a pas été possible.
Loin de moi l’idée qu’il y aurait d’un côté les « gentils éducateurs » et de l’autre les « vilains militaires ». Pas du tout. Mais force est de constater que ce sont les modes d’intervention et la vision de ce qu’est une action éducative qui ont fait défaut. Des positions difficiles à concilier. Les entretiens en direction des 30 salariés du centre menés par les 3 sociologues ont permis d’identifier ce qui n’a pas fonctionné et les écueils de ce projet.
« Un collectif de travail fracturé »
Le projet s’est « rapidement écroulé sous le poids de ses contradictions internes ». Outre les rares volontaires inscrits à ce programme (aucun ne l’a suivi jusqu’à son terme) le centre s’est retrouvé vide après 6 mois de fonctionnement. Il y avait d’un côté la hiérarchie, venue du monde des EPIDE qui promeut des méthodes de formation comportementale, et de l’autre des éducateurs provenant majoritairement de services de l’aide sociale à l’enfance.
Les interventions était considérées aux marges du travail social, et cela a provoqué une lutte de territoire entre « des éducateurs expérimentés, désireux de construire un accompagnement fondé sur l’écoute et l’empathie » et la hiérarchie porteuse d’une conception plus autoritaire, voire martiale de l’éducation donnant une place centrale aux symboles patriotiques.
Sans surprise les éducateurs se sont montrés réticents à faire appel aux symboles tel l’appel au drapeau au garde à vous en entonnant le chant de la Marseillaise (que les jeunes, anciens salafistes, se refusaient de chanter). Rappelons pourtant que ces jeunes s’étaient déclarés volontaires et avaient vu là sans doute une façon d’échapper à une possible condamnation mais aussi à un embrigadement. Les équipes éducatives ont tenté d’expliquer que ces temps militaires relevaient d’une forme de « mascarade » totalement étrangère et incompréhensible pour les jeunes concernés. « Ce n’est pas parce que tu vas chanter la Marseillaise que tu deviens un bon patriote » dira l’un des éducateurs aux sociologues qui ont recueilli ses propos.
Les éducateurs défendaient une autre forme d’éducation civique en s’appuyant sur leur connaissance des politiques sociales, les droits et la lutte contre les exclusions. Les droits et les devoirs du citoyen qui vit en France et les valeurs républicaines du pays. (droits d’expression, égalité, droits de vote, droit des femmes, lutte contre les discriminations…). Cette approche ne convenait pas aux cadres du centre. Ils ont trouvé « qu’il n’y a pas assez la France » dans ce que les éducateurs proposaient. L’incompréhension a été grandissante
« On n’est pas au Front National parce qu’on salue le drapeau français ! »
« Il ne fallait surtout pas parler des sujets qui fâchent » dira l’un des éducateurs. Venu de l’institution militaire, le chef de service de son côté a expliqué aux sociologues « que beaucoup croient aider le jeune en le laissant réfléchir, mais pour moi, ce n’est pas forcément le bon choix dans des cas extrêmes ». Très déçu, le dirigeant du centre n’a pas compris pas la posture des éducateurs. Il en est arrivé à se demander « Pourquoi un éducateur ne peut pas être acquis à la cause Française ? » …/… « on n’est pas au Front National parce qu’on salue le drapeau français ! »
Bref les éducateurs ont été perçus comme des esprits frondeurs pouvant devenir les « alliés objectifs » des pensionnaires. Il leur était reproché d’être incapables d’imposer « un cadre ». « Ils voulaient être copains avec quelques bénéficiaires » dira ce cadre totalement hermétique aux arguments éducatifs qui lui étaient opposés. « Comment voulez vous qu’on récupère ces jeunes s’ils savent qu’il y a des éducs qui pensent comme eux ? »
Une dizaine d’éducateurs considérés à risque ont été poussés à la démission
Bien évidemment les éducateurs n’étaient pas du tout acquis à la cause salafiste ni au relativisme des valeurs. Mais leur volonté de permettre aux jeunes de développer leur esprit critique s’est vite heurté à un mur d’incompréhension. Les éducateurs restés au centre ont dû taire leurs réserves et ne pas faire connaitre leur opinion. « Rentrer dans le rang et ravaler leur sens critique revenait pour eux à cesser de penser » écriront les sociologues. Cela leur fait aussi dire que ce fut « une mise au pas d’une République Sociale redressée par les partisans d’une République martiale ».
Cette expérience invite à réfléchir. Une chose est certaine : brandir les valeurs de la République et les sacraliser ne suffit en aucun cas à lutter contre l’effritement du lien social et la montée des radicalités. Celles et ceux qui ne comprennent pas cela vont devant de profondes désillusions.
lire aussi
-
Le chemin de croix des Centres de prévention, d’insertion et de citoyenneté | Libération
-
Alex Alber, Joël Cabalion, Valérie Cohen Un impossible travail de déradicalisation editions Eres
-
Déradicalisation, enquête sur un fiasco | Le Monde Diplomatique