Dématérialisation des services et travail social : Comment surmonter cet obstacle ?

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J’ai été invité à intervenir dans le cadre de la semaine du secteur bruxellois d’aide aux personnes sans abri à ouvrir une journée d’étude ayant pour thème « La dématérialisation des services :  Comment surmonter cet obstacle dans notre travail social ? » . La rencontre se tenant à Bruxelles, comme je limite désormais mes déplacements, la visioconférence m’a permis à distance d’introduire ce sujet. Cette rencontre était organisée par la Fédération BICO (la Fédération des maisons d’accueil et des services d’accompagnement et d’aide en faveur des personnes en difficulté, sans abri et sans chez-soi de la région Bruxelloise)

Voici l’essentiel de mon propos :

Il est délicat de dresser un tableau des enjeux que pose l’usage massif des outils numériques dans nos institutions en une vingtaine minutes. Il faudrait plusieurs heures pour cerner cette question. Je vous propose de ponctuer ce sujet en trois temps.

  • Le premier temps fait appel à une série de constats aujourd’hui bien documentés
  • Le second aborde les réponses apportées par les services de l’État et les institutions
  • Le troisième temps aborde la question du positionnement des travailleurs sociaux confrontés aux effets du « tout numérique ».

 

Les outils numériques ont permis un renversement historique d’un principe du service public

Les applications numériques sont très utiles, sont très attractives, mais tout en étant excessives. Elles interrogent les pratiques des travailleurs sociaux. Ils sont, comme une majorité de nos concitoyens, utilisateurs de multiples logiciels aussi bien à titre personnel qu’à titre professionnel.  Oui mais… Les professionnels inscrits dans une relation d’aide sont confrontés à des personnes qui subissent une obligation de maîtriser l’accès à internet, point de passage obligé pour accéder à ses droits et gérer son quotidien. C’est une question récurrente qui nous oblige à comprendre ce qui est en jeu. Face à cette réalité, chacun a développé une stratégie.

De nombreux travailleurs sociaux se plaignent d’une évolution de leur métier, désormais centré sur l’accès aux droits via le numérique. Leur réaction est logique au regard de la place que prennent les rendez-vous qui leur imposent de se connecter aux plateformes des administrations.  Je crois qu’il faut nous interroger sur cette forme de « totalitarisme » numérique ambiant. Je n’aime pas ce terme de totalitarisme, mais il me parait malheureusement adapté à la réalité sociale liée aux pratiques numériques.

La mise en place des plateformes d’accès aux droits a provoqué un renversement de la norme administrative. Je m’explique : il n’est pas possible à l’ensemble de la population de savoir conduire une voiture, et même de se déplacer en vélo. Tous acceptent ce constat et le comprennent. Pourtant, il est demandé à l’ensemble de cette même population de savoir piloter des logiciels dans des systèmes complexes, qui demandent de posséder des outils, une culture, (c’est-à-dire une façon de penser et de comprendre particulière) et une pratique adaptée. C’est un objectif impossible à atteindre, car il y aura toujours une part notable de nos concitoyens qui ne pourront pas accéder ni maitriser les outils nécessaires pour cela.

Le dernier rapport de la Défenseure des Droits sur ce sujet  remis au gouvernement  en février dernier rappelle que 22% des personnes ne disposent à leur domicile ni d’un ordinateur, ni d’une tablette. 8% des Français n’ont pas d’adresse mail personnelle ou professionnelle. 15% des Français n’ont pas de connexion internet à domicile. Au-delà ces chiffres il est communément admis que 13 millions de français sont en difficulté face au tout numérique. Tout cela est documenté

La dématérialisation s’est accompagnée d’un report systémique sur l’usager de tâches et de coûts qui pesaient auparavant sur les administrations. C’est au citoyen de se former, de se faire aider, de faire, d’être capable. Pour accéder à ses droits, il lui appartient de s’adapter aux conditions de l’administration.

C’est un renversement historique d’un principe du service public : l’adaptabilité – qui devient une qualité attendue de l’usager, plutôt qu’une exigence qui incombe au service. La plateformisation de la société, tout en rendant service à près de 85% de la population, laisse sur le bord de la route une part non négligeable de nos concitoyens. Ces personnes sont aidées de diverses manières. Que disent celles qui viennent dans les permanences des travailleurs sociaux ? Elles se disqualifient elles-mêmes : « Je suis incompétent… Je n’y comprends rien… Je suis ignare sur ce sujet ». Autant de termes qui renvoient l’usager à sa propre responsabilité, plutôt que d’interroger celle des concepteurs d’applications et de plateformes qui ne s’adressent qu’à leurs semblables issus des catégories sociales et professionnelles supérieures (CSP+).

Ils ne tiennent pas compte des plus fragiles désormais rangés dans la catégorie des personnes souffrant d’illectronisme. C’est une nouvelle qualification sociale. Il y avait les personnes souffrant d’illettrisme, il y a dorénavant celle qui sont victimes d’illectronisme. Mais catégoriser les personnes de la sorte contribue à provoquer ou amplifier un sentiment d’exclusion. Elle creuse ce fossé entre les élites et le peuple, alimentant ainsi une fracture sociale qui souvent alimente le populisme. Il y aurait d’un côté ceux qui profitent des opportunités des outils numériques et ceux qui les subissent et ne les maitrisent pas.

Finalement, nous sommes dans une société qui se complexifie. Les personnes les plus fragiles sont confrontés à une double problématique « une double peine ». Comprendre non seulement le langage administratif, mais aussi en 2ᵉ couche, comprendre le langage et la logique numérique. Elles subissent des règles et un langage administratif qu’elles ne comprennent pas, ça ce n’est pas nouveau. Mais il leur est désormais demandé de maitriser des logiciels et une logique de pensée produite par des applications dont les règles sont implicites sans être suffisamment claires.

Le baromètre inclusion numérique 2022 aborde ce sujet des fractures numériques en Belgique. Lisez-le il est particulièrement intéressant. Même si l’usage de l’internet s’accroit au fil des ans pour atteindre des sommets en Belgique, on voit qu’il diminue pour une catégorie de la population : les familles monoparentales à faibles revenus. Comment expliquer ce phénomène ? Les personnes isolées, d’autant plus lorsque celles-ci sont plus âgées ou en situation de précarité, sont des publics qui doivent faire face à des difficultés singulières. Ces dernières les exposent plus que d’autres aux conséquences négatives de la non-connexion à internet sur le plan de la participation sociale. En effet, tout en étant, dans l’ensemble, moins connectées que la moyenne de la population, ces personnes sont aussi celles qui disposent généralement d’un moindre réseau social : elles n’ont personne à la maison et n’ont parfois que peu de contacts sociaux en général. Alors comment se positionner face à ce type de constat que certains trouveront un peu décourageant ?

Les réponses de l’État : une mutualisation des services

Retournons en France. les pouvoirs publics conscients du problème ont trouvé une réponse : les maisons France Services . Puisqu’il n’est pas possible que tous soient « numériquement autonomes » créons des structures qui les accueillent. Problème, elles sont trop peu nombreuses et ne parviennent pas encore à mailler correctement le territoire. Il en faudrait beaucoup plus face aux besoins recensés. L’objectif visé est qu’il y en ait une à trente minute – en voiture – de tous nos concitoyens. Ainsi après avoir fermé au fil des ans des permanences spécialisées dans les territoires, ces maisons renouent avec la pratique de proximité, ce qui est heureux, mais en mutualisant les services.

Cette mutualisation a provoqué la création de nouveaux métiers. Nous connaissions les médiateurs numériques (métier en construction qui évolue), il y a désormais les agents d’accueil des maisons France Services formés spécifiquement à cette mission. Ces agents d’accueil sont formés en 6 jours et demi avec un socle commun et un socle « métier partenaire » assuré par un prestataire externe. Il leur est demandé de permettre à nos concitoyens en difficulté de répondre à leur demande et d’accéder à leurs droits.

Les financements de leurs postes ne sont pas pérennes et s’inscrivent dans une forme de précarité. Ces métiers peinent à intégrer la dimension sociale de leur mission. Les médiateurs sociaux et médiateurs numériques qui assurent des missions similaires s’interrogent sur leur devenir. Ceux que j’ai pu rencontrer lors de rencontres spécifiques font les mêmes constats que les travailleurs sociaux. En effet, face aux très nombreuses sollicitations, ils ne parviennent pas toujours à aider la majorité des demandeurs d’aides à devenir autonomes.  Ils sont conduits malgré eu dans un « faire à la place » plutôt que de faire faire dans une démarche pédagogique. (ce n’est pas un reproche, c’est un constat, car quand on est dans la perte de droits, l’urgence est de les ouvrir. ) Or rappelons-le, les logiciels ne sont pas adaptés, ils ne font que refléter la complexité administrative ambiante. Enfin, autre difficulté, la « demande d’aide numérique » débouche très souvent sur une demande d’aide sociale à laquelle ils ne sont pas formés.

On voit donc apparaitre des services sociaux des départements qui articulent dans leurs locaux des permanences sociales avec des travailleurs sociaux et des permanences numériques avec des médiateurs centrés sur la gestion administrative d’un droit. Tous rencontrent des difficultés à disposer d’interlocuteurs humains des administrations qui délivrent les droits. Il sont face à des Tchats, des Faq, ou ne peuvent que déposer des messages sans communication synchrone. mettons nous un instant à la place des personnes qui ont de multiples interlocuteurs et qui peuvent vite être désorientés.

Quel positionnement pour les travailleurs sociaux ?

Le comité régional du travail social de Bretagne avait publié en 2019 des travaux particulièrement intéressants quant au positionnement des travailleurs sociaux face à l’usage du numérique. Je pense qu’ils restent d’actualité. Ce travail s’appuyait sur une enquête menée en 2017 sur 11 terrains différents.nLes chercheurs avaient ainsi pu identifier quatre attitudes différentes ou expressions des professionnel(le)s du travail social.

  • La première étant celle du numérique perçu comme une fatalité : c’est la reconnaissance que l’on ne pourra plus faire sans ces outils, qu’ils soient positifs ou négatifs, ils sont devenus incontournables. Il faut faire avec.
  • La seconde porte sur une crainte exprimée qui engage un positionnement de prudence et de protection face à ces outils
  • La troisième attitude rend perceptible une idée du mouvement : les outils permettent d’agir et de prendre en main son devenir. De multiples services permettent d’agir de façon autonome…
  • La quatrième est optimiste : l’internet est une promesse. On y croit, on voit ce que l’on peut faire parce que c’est utile.

 

Ces constats ne sont pas exclusifs comme le précisait Yvette Molina qui avait contribué à cette étude. Par exemple, on peut tout à la fois être « fataliste » et « optimistes » voire « craintif ». Mais nous sommes tous traversés par ces différents sentiments ou tensions.

Retrouver le sens

L’humain doit s’adapter en permanence face aux évolutions technologiques. Les travailleurs sociaux restent en première ligne pour aider celles et ceux qui « ne s’adaptent pas ». L’anthropologue Pascal Plantard explique que les technologies elles-mêmes se socialisent en 3 temps :

  • « Le premier est celui de l’innovation, des promesses, des fantasmes technoïdes et de l’enchantement par la technique et le progrès ».
  • Le second temps est celui de la massification et de la large diffusion. C’est aussi le temps du désenchantement et de la désillusion. Les promesses tenues ne le sont pas ou quand elles le sont, des pratiques problématiques apparaissent. Il me semble que nous y sommes encore.
  • Il y a une raison d’espérer. Vient ensuite le dernier temps, celui de la banalisation de l’appropriation socioculturelle des technologies. C’est le temps des usages installés comme par exemple celui de la messagerie électronique.

Pour une pratique éthique de l’accompagnement à l’ère du numérique

Je me permets pour conclure ce rapide propos de formuler 4 souhaits à un moment où nos professions souffrent d’un manque d’attractivité et de reconnaissance

  1.  Il est urgent et nécessaire de redonner la parole aux personnes concernées par cette problématique. Les exclus du numérique ont des choses à nous dire sur ce sujet, écoutons les et prenons en compte leurs propositions car elles en ont.
  2. Les travailleurs sociaux ont une responsabilité professionnelle d’agir avec les personnes non pas en face à face qui oppose « l’expert » et « le néophyte », « le sachant et le « non sachant » mais en développant leur pratique du côte à côte dans l’usage des outils.
  3. Ils doivent pouvoir développer ce que j’appellerai la prudence avisée. Une vigilance critique face à certains outils qui rendent dépendants ou qui sont inadaptés mais aussi aider à l’appropriation d’outils utiles et compréhensibles par tous. Ni technophile ni technophobe, le travailleur social se situe sur une ligne d’équilibre qui évite les excès et les emballements.
  4. Les institutions qui les emploient doivent les soutenir. Oui mais comment ?
    a. En leur permettant de construire un savoir professionnel sur la base des savoirs de praticiens. C’est un savoir co-construit avec les personnes concernées. Un savoir d’expérience face à une réalité constatée dans le concret des situations
    b. En lmettant en place des espaces de réflexion partagés avec les usagers sur les pratiques numériques en cours et à venir, mais aussi sur les questions éthique que posent l’utilisation ou pas de tel ou tel logiciel
    c. En tenant compte de leurs observations et de leurs propositions, en les traduisant par des choix qui vont permettent de répondre aux défis qui leur sont posés. Il s’agit de leur restituer ce pouvoir d’agir qui manque tant. C’est est aussi un moyen de donner du pouvoir d’agir aux personnes accompagnées

Je vous remercie de votre attention

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Photo : logo du site de la Semaine du secteur Bruxellois de l’aide aux personnes sans abris

 

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