Nous vivons un curieux paradoxe dans les services sociaux. Nombreux sont convaincus des effets positifs de la dématérialisation des procédures alors qu’à l’inverse, les « tracas administratifs » se multiplient. Ils mettent les travailleurs sociaux à la peine. Ils tentent de gérer au mieux les besoins des personnes qui sont désormais « otages » des plateformes en ligne qui amplifient leurs dépendances aux professionnels.
Une administration digitale déconnectée de la réalité sociale de la population
À partir du milieu des années 2010, l’opinion publique avait pourtant pris conscience du non-recours significatif aux dispositifs d’aide sociale, notamment au RSA (Revenu de Solidarité Active). Des efforts ont alors été engagés pour simplifier l’accès aux droits sociaux. Certains professionnels dénonçaient déjà des procédures trop complexes et stigmatisantes. Le numérique devenant une barrière insurmontable pour les plus démunis. On aurait pu donc s’attendre à ce qu’une vague de réformes conduise à une réduction du « fardeau administratif » et à une automatisation des droits, comme le suggéraient divers rapports publics. Eh bien non ! C’est encore et toujours à chacun de se débrouiller avec les moyens du bord.
Malgré l’anticipation d’une transition vers une administration plus digitale, la procédure pour obtenir le RSA est restée inchangée. Il y a toujours une multitude de documents justificatifs à fournir, un dossier complexe à remplir et des revenus à déclarer dont les limites ne sont pas toujours claires. En outre, le mouvement de dématérialisation a même ajouté un niveau de complexité, déplaçant une partie du travail d’accès aux droits sur les demandeurs eux-mêmes. Et lorsqu’ils se trompent, leurs dossiers sont traités comme s’ils étaient des fraudeurs.
Ainsi, la dématérialisation, loin d’alléger le fardeau administratif, l’a aggravé. Les demandeurs sont désormais contraints de naviguer sur internet pour demander leurs droits, de passer des tests d’éligibilité en ligne et d’envoyer des documents justificatifs numérisés. Ils doivent aussi comprendre les lois et les règlements pour savoir à quels droits ils peuvent prétendre avant même de contacter l’administration.
Une opportunité pour les administrations
Le processus de dématérialisation ne s’arrête pas là. En effet, il a également conduit à une réorganisation des administrations et service qui a longtemps été dénoncée par les travailleurs sociaux. Plus de permanences d’accueil en zone rurale, mais des rendez-vous à distance. Les CAF (Caisses d’Allocations Familiales) disposent d’espaces de « libre-service » où les demandeurs peuvent gérer leurs droits de manière autonome – en étant éventuellement aidé. En parallèle, les CAF et les MSA (Mutualité Sociale Agricole) ont modifié leur implantation territoriale, se repliant vers les centres urbains et fermant les antennes en milieu rural.
Deux facteurs peuvent expliquer cette modernisation. D’une part, elle est le résultat de contraintes économiques pesant sur les administrations sociales. D’autre part, cette modernisation contribue à améliorer l’image des CAF et des MSA. L’absence apparente de files d’attente offre une occasion de démontrer leur réactivité et leur rapidité. Cela contrebalance les critiques passées sur leur lenteur. Cependant, la réalité est plus complexe. L’attente n’a pas disparu ; elle a simplement été déplacée vers les espaces numériques. Et ceux-là, on ne les voit pas.
L’issue de ces transformations provoque une dualisation de l’accueil. Les personnes ayant le plus besoin d’accompagnement sont souvent celles qui doivent faire face à un vide, une absence de permanence de proximité auxquelles certains services sociaux (CCAS, Départements) tentent de pallier. L’accès aux droits est devenu un défi encore plus grand, en raison de l’incapacité de nombreux allocataires à se conformer aux nouvelles exigences numériques. Les personnes vulnérables, qui sont généralement les plus touchées par l’illectronisme, sont particulièrement affectées par ce phénomène.
La journaliste Clara Deville dans un article paru dans « La Vie des idées » estime que nous faisons face à une politique de l’absurde. la capacité du numérique à résoudre les difficultés d’accès aux droits n’a été ni prouvée par les évaluations menées, ni reconnue par les acteurs de terrain. Elle parle de la force du mythe de la dématérialisation . « l’État ne voit à propos des pauvres qu’une réalité tronquée » dit-elle. » Et c’est le non-recours lui-même qui sert cette cécité sociale ». « Il n’existe pas, chez l’ensemble des demandeurs et demandeuses, de moment consacré à l’étude rationnelle de la possibilité de demander assistance. Les difficultés d’accès au RSA sont davantage la conséquence des tensions provoquées par la confrontation à la pauvreté et à ses institutions ».
Mais où est l’humain ?
L’autre conséquence de cette digitalisation est l’absence d’interaction humaine, qui était auparavant cruciale pour comprendre et naviguer dans le système complexe des prestations sociales. Les agents des CAF et des MSA, qui étaient une source précieuse d’information et de soutien pour les demandeurs, sont maintenant nettement moins accessibles. Ce qui se disait dans leurs permanences restaient entre eux. Aujourd’hui, le moindre clic en ligne est enregistré. La dématérialisation a également des implications en matière de protection de la vie privée. Avec l’augmentation de la collecte de données en ligne, le risque d’atteintes à la confidentialité des informations personnelles s’est accru. Les CAF disposent de millions de données sur ses allocataires, ce qui permet d’établir des profils type.
La dématérialisation avait été présentée aux travailleurs sociaux comme un moyen de simplifier l’accès aux droits. Ceux-ci qui se confrontent au monde réel ont la preuve concrète qu’elle a au contraire amplifié le fardeau administratif, tout en créant de nouvelles barrières pour les personnes vulnérables. Il est donc nécessaire de repenser ces transformations pour s’assurer qu’elles profitent réellement à ceux qui en ont le plus besoin.
« Les gens sont largués »
De nouvelles approches sont nécessaires pour faire en sorte que la dématérialisation ne soit pas synonyme de désocialisation et d’exclusion. L’humain doit rester au cœur du système, et il est crucial d’assurer un accompagnement adapté à chaque personne pour lui permettre d’accéder à ses droits sociaux de manière effective. De plus, les administrations doivent travailler à rendre les procédures plus compréhensibles et moins rebutantes pour les demandeurs qui finalement n’y comprennent plus rien et abandonnent leurs démarches. C’est là tout l’enjeu auquel nous sommes confrontés.
Je pense en écrivant ces quelques lignes à cette assistante sociale qui récemment me disait : « tu ne peux pas comprendre Didier à quel point les gens que je reçois sont largués ». « Nous-mêmes nous ne savons plus d’où vient le problème et nous passons beaucoup de temps à rechercher ce qui ne va pas et pourquoi certains ne touchent plus rien » Nous nous battons contre des machines et c’est épuisant ». Si si, je comprends bien justement. Il y a urgence à réhumaniser les services administratifs des services publics qui gèrent les prestations sociales. Pour cela, il leur faut des moyens en personnel formé. C’est une priorité.
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