Dans quel monde vivons-nous ? De la vie à la mort, à l’heure de l’internet

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J’ai reçu hier un texte du sociologue Michel Billé, que j’ai pu récemment rencontrer à La Rochelle le temps d’un colloque organisé par le CCAS de la ville. Son article intitulé « Au temps du COVID, mourir en distanciel » nous rappelle une période difficile que nous avons vécu collectivement. Mais il met aussi en exergue notre rapport à la mort, ou si vous préférez la « fin de vie » terme que l’on utilise de plus en plus tant la mort garde ce caractère anxiogène que nombreux connaissent. Je vous propose de découvrir quelques extraits de son texte que j’ai sélectionné ainsi que plusieurs de mes commentaires…

« Dans quel monde vivons-nous ? » se demande Michel Billé. Qui d’entre nous, dérangé, choqué, scandalisé par tel ou tel avatar de la vie quotidienne et sociale, ne s’est posé cette question : « Mais dans quel monde vivons-nous ? » L’extraordinaire vitesse à laquelle ce monde se modifie a de quoi nous perturber, nous faire perdre nos repères. Il est parfois difficile alors d’y vivre ou de comprendre ce que l’on y vit…

« Il est rare que l’on prolonge nos réflexions sur ce monde et sur ce que nous y vivons au point de se demander dans quel monde il nous est donné de mourir… Pourtant, même si ce n’est pas nous, dans l’instant, qui mourons, certains de nos contemporains meurent aujourd’hui dans ce monde-là. Le monde où nous vivons est aussi le monde où nous mourons. C’est une évidence mais, comme pour beaucoup d’évidences, nous avons, personnellement et ensemble, une remarquable propension à ne pas regarder ce qui nous est donné à voir.  Pourquoi ? parce que ce qui crève les yeux, au sens propre et au sens figuré empêche de voir. Or si ce monde où nous vivons est parfois difficile à vivre, on peut penser (et nous le savons intimement) qu’à plus forte raison, il soit aussi difficile d’y terminer sa vie ou d’y accompagner celles et ceux qui vivent leurs derniers jours, leurs derniers instants.

Nos structures familiales ont changé.

Les structures familiales qui fondaient une grande part des rapports sociaux et de la transmission culturelle se sont considérablement transformées. Ce thème, à lui seul, mériterait un développement qui dépasse largement le cadre de cet écrit. Elles continuent à se transformer de façon très importante. Les couples se font et se défont, les unités familiales se composent et se décomposent, les enfants, frères et sœurs (ou considérés comme tels) naissent de parents multiples. Ils tissent, ou non, des liens avec des grands-parents nombreux et qui vivent longtemps… Les relations dans ces univers familiaux complexes (à quatre, voire cinq générations) peuvent être merveilleuses, mais elles sont souvent instables, parfois conflictuelles.

Cet émiettement laisse chacun potentiellement plus isolé que jamais dans l’aventure qu’il a à connaître pour vivre. Mais nous sommes isolés également pour accompagner ceux qui meurent, ou pour vivre le deuil et bien sûr pour mourir. Qui est veuf de qui après divorce et remariage ? Qui est orphelin de qui après des recompositions familiales un peu compliquées parfois ? Ces questions auxquelles on croit a priori connaître la réponse nous rattrapent au moment où l’on s’y attend le moins.

L’incertitude vient aujourd’hui fonder une partie des liens familiaux là où nous pensions connaître les réponses à la question : qu’est-ce qui fait famille aujourd’hui ? Il faut peut-être pour cela lire ou relire Louis Roussel « La famille incertaine ». Deux évidences se dégagent de ses analyses, précisent ses critiques. La première est la disparition de la famille-institution que les hommes avaient inventée pour assurer la survie de l’espèce.  La famille-institution a fait place à une famille dont la finalité est devenue le bonheur de ses membres. La deuxième est la diversification inévitable des formes de la famille, chacune répondant à des projets différents de la part de ceux qui la fondent. Ce sont les familles dites re-composée et même désormais re-re-composées à plusieurs niveaux en plusieurs générations qui cohabitent parfois ou… Se perdent de vue.

Quelle est la socialité du temps réel aujourd’hui ?

La socialité, c’est-à-dire notre manière de faire ou de ne pas faire société, de nous relier ou de nous délier, a de fait fortement évoluée. De nouvelles manières de faire société donnent forme à nos attitudes, nos comportements, nos croyances mêmes, tant dans leur dimension personnelle que dans leur dimension collective. « Nous avons à vivre, à vieillir et à mourir dans la socialité de la dispersion, de la séparation » nous dit Michel Billé. ../… Notre rapport à la mort s’en trouve évidemment transformé, de même qu’il se trouve transformé par la modification de notre rapport au temps.

Le temps maître des horloges évolue également

Il y a peu encore nous mesurions le temps en le projetant sur l’espace, celui du cadran solaire ou, plus souvent, celui de l’horloge ou de la montre. L’espace parcouru par l’ombre ou par l’aiguille disait le temps, le temps passé. Les choses étaient faites pour durer. Le délai était normal, inévitable, accepté. Ce qui durait avait de la valeur. La patience était une vertu. Le grand âge était rare, mais célébré. Le temps, même s’il nous « tarde parfois qu’il passe » n’est plus fluide, insaisissable. Il est projeté sur l’espace, non plus volume s’écoulant, mais surface, sol, terrain, mesurable, il a de la valeur, « le temps c’est de l’argent ! »

Le temps dit par l’écran de la montre ou de l’horloge à affichage numérique (l’écran et non plus le cadran) est tout différent. Il s’agit de dire l’instant, arrêté provisoirement à la seconde, au centième, au millième de seconde. Le temps, c’est de l’instant, de l’immédiateté. L’instantané devient la valeur marchande privilégiée. On gère en flux tendu, sans délai.  Les technologies modernes de l’information nous poussent à penser notre rapport aux autres et au monde « en temps réel », c’est-à-dire dans l’instant, en négation de la durée. Ce qui ne dure pas a de la valeur, l’éphémère est partout célébré, le jetable est devenu le produit enviable. J’ajouterai que l’obsolescence est programmée dans des délais de plus en plus rapprochés.

Qu’en est-il de notre façon de mourir et de vivre le deuil ?

Croyant maîtriser le temps l’homme pense maitriser la vie, sa vie et veut évidemment maitriser sa mort, en disposer, en décider. La temporalité de la mort est devenue insupportable. Il faut, il fallait du temps pour mourir… La mort prend son temps, prend du temps. Et voilà qu’elle ne va pas assez vite, qu’elle ne va pas comme on veut. Il nous faut enfin mourir en temps réel, dans l’immédiateté de la décision de la mort : mourir quand je veux à défaut d’oser dire mourir si je veux… Mourir en temps réel, sans délai, ne pas attendre le moment venu. Décider du moment comme exercice de la « dernière liberté . » Maitriser le temps, le jour et l’heure. …/… Nous vivons dans une société qui évacue l’agonie, on peut même le comprendre : Agonie, du grec « agônia » qui signifie la lutte. Il s’agit de mourir en squeezant cette phase de vie, de lutte, qu’est l’agonie. Nous vivons dans une société qui a aboli la durée.

Après avoir tenté de déréaliser le mort et la mort, ne reste qu’à déréaliser le deuil. L’usage intense et absurde que nous faisons de l’expression « travail de deuil » ne remplit sans doute pas d’autre fonction. En nous faisons croire que nous avons un travail à faire, dans un processus quasi mécanique et si possible contrôlé, maîtrisé. Le deuil « ça se gère », prétendent certains donneurs de leçons, faux prophètes de la psychologie moderne…  D’ailleurs pour bien gérer votre deuil investissez donc en EHPAD, nouvelle « dernière demeure » … Il semblerait que cela rapporte un peu ! Le deuil se gère, d’ailleurs le deuil est à vendre, n’en doutons point.

Les connexions ne sont pas des relations,

Nous avons à mourir dans la socialité du virtuel nous dit aussi Michel Billé. Nous nous réjouissons ou souffrons grandement de relations provisoires, éphémères, réversibles comme sont éphémères les connexions à l’internet. Plus électives que jamais, les relations sociales tendent à devenir virtuelles, tout nous y pousse …/… Et voici enfin une mort zéro défaut, une mort parfaite, indolore, invisible, imperceptible… Une mort dématérialisée, une mort sans mort, sans voir le corps du mort. Une mort virtuelle possiblement.

Qu’est-ce qui fera lien, lien social, qu’est-ce qui fera socialité ? Non plus le rituel qui réunit pour s’incarner mais le « réseau », peut-être, si du moins sa « toile » est assez forte pour se resserrer au bon moment. Le modèle de la socialité du web s’applique partout. Mais les connexions ne sont pas des relations, elles sont provisoires, éphémères, réversibles, toujours déconnexions possibles…

Le lien social est mis à mal et tente de se refaire à travers les nouveaux réseaux sociaux dont « le net » (dernier salon où l’on cause) se fait porteur. A tel point que, déjà, certains de nos contemporains « mettent leur mort en ligne », la programment, l’annoncent sur le Net, la mettent en débat et s’assurent que des images en seront diffusées. Comme si mourir sur Internet devenait le moyen de se placer au cœur du monde, au cœur de la socialité. Paradoxe de cette socialité de l’image : le rituel et le spectacle se confondent, la diffusion des images donnant l’illusion de la participation à un rituel…

Se placer au cœur du monde virtuel, à défaut de pouvoir établir et vivre jusqu’au bout de la vie quelques relations humaines vraies, incarnées, éprouvées dans la joie et dans la peine… Voilà le risque dans lequel nous entraine cette « socialité désocialisée, socialité de dé-liaison » à force de refuser la mort… Socialité de déliaison, société du sans contact… « Quand on se sent proche on ne s’approche pas ! »

A moins que des orfèvres…

Ici et là, dans un soin attentif et constant, dans un accompagnement proche et tendre, nous ne pouvons qu’espérer que des humains, ne continuent à ciseler, modestement, les trésors de relations investies dont chaque être humain a besoin pour vivre et pour mourir parce qu’ils font l’humanité et la grandeur de l’homme, dans la réalité de la rencontre et parce que « l’homme ne connaît rien de réel sans en mourir[1] ».

Mais

« Dans ce monde qui ne rêve que de beauté et de jeunesse, la mort ne peut plus venir qu’à la dérobée, comme un serviteur disgracieux que l’on ferait passer par l’office » [2]

« Il n’aurait fallu

Qu’un moment de plus

Pour que la mort vienne

Mais une main nue

Alors est venue

Qui a pris la mienne

Qui donc a rendu

Leurs couleurs perdues

Aux jours aux semaines

Sa réalité

A l’immense été

Des choses humaines. (Aragon : « Le roman inachevé » 1956.)

 

[1] Bruno CASTETS « La loi, l’enfant et la mort » Ed. Fleurus, coll. Pédagogie psycho sociale, Paris 1974.

[2] Christian BOBIN : « La présence pure ». Ed. Le temps qu’il fait. 1999.

 

Télécharger ici le texte initial de Michel Billé paru dans la Revue Générale du Droit Médical Septembre 2022 LEH Editions

Photo : Michel Billé (transmise par l’auteur)

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Une réponse

  1. Mort dans l’âme, mort dans le physique,ce sentiment d’inutilité accompagné d’une mort sociale certaine est aujourd’hui au cœur de plusieurs décisions de continuer ou d’arrêter de vivre.
    Enfin vivre c’est aussi mourir un peu à petit feu tel un fruit qui mûri jusqu’à la décomposition.

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