Le numéro 37 de « Vie Sociale » vient de paraitre. Il a pour thématique l’impact de la crise liée à la Covid sur les interventions sociales. « L’observation des réactions individuelles et collectives à la pandémie nous permet de reconnaître trois temps de cette longue histoire » nous rappellent Geneviève Crespo et Jacques Riffault qui ont tous deux coordonnés ce numéro : « le temps de la sidération et de la peur, avec la soumission à l’ordre sanitaire et l’acceptation générale des mesures de gestion des risques épidémiques prises dans l’urgence, l’impréparation et l’omission d’une recherche de consentement ; le temps de la colère, de la rage ou de la révolte selon l’intensité des dégradations des conditions de vie, matérielles ou psychiques ; le temps de la fatigue, mais aussi de la difficulté de se projeter dans un avenir incertain ».
Dans ce numéro, parmi de nombreux contributeurs, je propose un article qui s’intitule « Comment la crise liée au Covid–19 a bouleversé les pratiques professionnelles des travailleurs sociaux et a posé la question de leur devenir ». Ce titre est un peu long mais, il vise à être explicite. Voici l’essentiel de mon propos agrémenté d’une conclusion un peu différente de mon écrit initial :
Lors de cette pandémie, aucun membre du gouvernement n’a été là pour parler d’un élément essentiel en temps de crise pour des millions de personnes : le « care » ou la nécessité de prendre soin de l’autre dans une dimension différente de celle du soin médical. Certes, plusieurs secrétaires d’État se sont mobilisés pour apporter des consignes dans leurs champs respectifs de compétence – la protection de l’enfance, le handicap, les personnes âgées –, mais ce qui a relevé du champ du travail social est resté circonscrit à un entre –soi qui contribue à renforcer une invisibilité des pratiques engagées par les professionnels au plus près de la population particulièrement démunie. Comment expliquer cet impensé ? Ce n’est pas l’objectif premier de cet article, mais il est toutefois à la source de ce qui a posé un problème aux travailleurs sociaux et aux services qui les emploient.
Une pandémie révélatrice d’une réalité sociale : les plus fragiles ont été moins bien protégés.
La crise sanitaire n’a épargné personne. Mais elle a particulièrement complexifié le quotidien des personnes les plus vulnérables. Les personnes âgées, premières victimes de la pandémie. Les données recueillies par l’ INSEE l’ont confirmé : entre le 1 er mars et le 20 avril 2020, le nombre de décès de personnes âgées en EHPAD a augmenté de 249 % par rapport à 2019 en Ile-de-France, région la plus touchée. On a peu parlé des 860 000 personnes sur le territoire atteintes par la maladie d’Alzheimer. Et que dire des personnes dépendantes vivant à leur domicile ? Des enfants handicapés, parfois très lourdement, sont rentrés chez leurs parents à la suite de l’annonce du premier confinement. Ceux-ci ont été très démunis face à l’accueil de leur enfant en continu, sans pouvoir bénéficier de l’appui des professionnels. La prise en charge des malades psychiatriques atteints par le coronavirus n’a pas été non plus optimale dans les établissements en santé mentale.
Cette période a aussi révélé l’extrême dénuement des personnes à la rue. « Si les centres d’hébergement sont parvenus tant bien que mal à maintenir leur activité malgré les réductions d’effectif, ce fut moins le cas des accueils de jour, maraudes et distributions alimentaires. Animés en grande partie par des bénévoles parfois âgés, devenus indisponibles des milliers de personnes ont été menacées par la faim. Des maraudes ont rencontré des personnes qui n’avaient pas mangé depuis plusieurs jours » a expliqué le Collectif des associations unies, lors d’une conférence de presse le 16 avril 2020.
Le rapport du HCTS piloté par Marie-Paule Cols sur « le travail social au défi de la crise sanitaire » a confirmé que le public des services sociaux a été confronté à quatre difficultés majeures. Elles ont conduit les professionnels à prendre en compte des problématiques auxquelles ils n’étaient pas spécifiquement préparés. Les témoignages des acteurs sociaux convergent pour indiquer que la première urgence à laquelle ils ont dû faire face a été l’urgence alimentaire, Sont venues ensuite les ruptures de scolarité et la nécessité de « faire l’école à la maison ». L’isolement et la santé psychique des personnes ont également été des aspects pris en compte par les professionnels, qui n’ont pu que constater ce besoin d’écoute et d’expression sans pour autant pouvoir agir sur les causes. Enfin, quatrième point relevé par ce rapport, Nous avons été confrontés à ce « temps suspendu » (HCTS, 2021, p. 22) : Les établissements assurant l’hébergement d’enfants ou d’adultes n’ayant pas de famille ou de domiciliation ont continué à les accueillir. Mais les activités et certains soins ont été arrêtés le temps des confinements.
Les travailleurs sociaux, entre contraintes et adaptations, ont su être là…
Outre les questions éthiques qu’ils ont pu se poser, les travailleurs sociaux ont pu agir parce que les contraintes administratives avaient été allégées, (même si dans certaines régions des excès de zèle administratif ont également pu être constatés). Les assistantes sociales
des services départementaux ont pris leur téléphone pour appeler une à une les personnes qu’elles connaissaient pour leur demander si tout allait bien. Elles se sont mises à disposition et ont adapté leurs réponses. Là aussi, tous et toutes n’ont pas agi de la même façon mais globalement la majorité d’entre eux ont estimé avoir renoué avec leur cœur de métier en prenant soin de l’autre. Un prendre soin complètement ignoré des autorités, qu’elles soient politiques ou administratives.
De multiples initiatives ont vu le jour :
- des éducateurs appelant régulièrement les familles pour donner des nouvelles de leurs enfants ;
- des agents de CCAS (centres communaux d’action sociale) se sont relayés pour identifier les personnes âgées isolées et leur proposer des services ;
- des accueils téléphoniques ont été mis en place ainsi que des permanences d’accueil sur rendez–vous associant les secrétaires médico–sociales et les travailleurs sociaux ;
- des adaptations pour continuer d’assurer des consultations de nourrissons par les services de PMI (Protection maternelle et infantile)
- des éducateurs de prévention allant vers les jeunes et leurs familles pour voir si tout allait bien
- etc.
Finalement, ce qui est ressorti en premier est ce sentiment partagé d’avoir retrouvé le sens du métier et de la mission d’aide. Mais à quel prix ?
- De nombreux professionnels étaient réservés quant à l’intérêt de travailler à distance en appelant les personnes de leur domicile. Mais la pratique a finalement montré certains avantages.
- La distance physique n’a pas supprimé la proximité relationnelle. Certains entretiens ont pu dépasser le motif initial de l’accompagnement. Pour autant, « ce n’est donc pas parce que certains accompagnements ont pu se poursuivre à distance que ce mode d’intervention est, souhaitable, précise d’ailleurs le rapport du HCTS.
- Nous avons assisté à une accélération des usages numériques. Les professionnels se sont approprié ces outils dès lors qu’ils se sont révélés utiles à la relation d’aide.
- Le télétravail est devenu pendant un temps la norme même si cette façon de travailler depuis son domicile n’est pas sans poser son lot de questions.
Un long chemin reste à parcourir
Cet article n’aborde pas les conséquences de cette mobilisation si peu reconnue durant les différentes périodes de confinement. Que dire aujourd’hui de la perte d’attractivité de nos professions ? J’ai pour hypothèse que la crise a accéléré une prise de conscience des professionnels qui, au fil de leurs engagements, ont constaté qu’ils étaient « la cinquième roue du carrosse ». Financièrement, certes, mais aussi statutairement au regard d’un management directif que beaucoup supportent de moins en moins. Nombreux pensent que le manque de reconnaissance à leur égard se traduit par des multiplications de consignes et de référentiels laissant supposer qu’ils ne savent plus agir de manière autonome alors qu’ils ont si bien su le faire pendant la crise à un moment où les institutions étaient débordés et surprises. La bureaucratie administrative a, elle aussi, rapidement repris le pouvoir, et il me semble que les professionnels l’ont mal supporté.
Il est indiqué dans le rapport du HCTS, « la nécessité pour nos institutions de savoir faire confiance aux professionnels en leur donnant des marges d’autonomie leur permettant de prendre des initiatives ». Cet aspect me parait essentiel pour construire des actions avec les personnes et les groupes. Mais ne faudrait–il pas également prendre en compte le pouvoir d’agir des travailleurs sociaux dans les politiques publiques en les associant à leur élaboration ? Les recommandations de ce rapport déjà effacées par les suivants dessinent un long chemin qui reste à parcourir. Il serait utile que les dirigeants de structures les relisent avec soin et en tirent les conséquences qui s’imposent.
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Covid et intervention sociale, Crise sanitaire-crise sociale numéro 37 de la revue « Vie Sociale)
- Rapport du HCTS « Le travail social au défi de la crise sanitaire »
VIE SOCIALE Nouvelle série – n° 37 2021 Covid et intervention sociale Crise sanitaire-crise sociale
Sommaire
7. Introduction Geneviève Crespo, Jacques Riffault
■ l’ impact de la Gestion de la pandémie sur le travail social et médico – social
17. Le Covid‑19 et les aléas de la démocratie consultative Marcel Jaeger
37. Comment la crise liée au Covid‑19 a bouleversé les pratiques professionnelles des travailleurs sociaux et posé la question de leur devenir Didier Dubasque
51. Les représentations de professionnels d’une association à la suite de la gestion du premier confinement Michel Foudriat
65. Confrontées à l’inédit, des institutions en pleine aventure, des travailleurs sociaux imaginatifs… Michel Defrance
■ les difficultés , les manques , les incohérences constatées, la participation des personnes concernées
75. Covid‑19 : un révélateur du traitement social de la vieillesse Jean-Jacques Amyot
91. Nos jeunes enfants à l’ère de la pandémie Nathalie Casso-Vicarini
105. Quelques nouvelles du dehors… Récit d’une expérience d’accompagnement et de direction extra‑ordinaire Judith Bourgeois
121. Les étudiants en mobilité internationale face au coronavirus L’exemple des étudiants du master des migrations internationales de l’université de Valencia (Espagne) à Lille (France) Emmanuel Jovelin
135. Retentissement psychologique de la pandémie sur les individus et les organisations collectives Didier Mauger, Jacques Riffault
■ perspectives
153. Pour ne pas gâcher la crise ! Francis Batifoulier
167. Droits d’urgence et les victimes de violences conjugales à l’épreuve de la crise sanitaire. Gwenaëlle Thomas-Maire, Anne-Thalia Crespo, Tiphaine Ligier
181. La parole et la participation des personnes concernées en temps de gestion de crise Blandine Maisonneuve
197. Désirer en temps d’incertitude Éric Fiat
■ varia
205. Savoirs expérientiels et gestion de crise : le groupe miroir de la Ciase Alice Casagrande, Martine Dupré, Mireille Paulet
217. Notes de lecture
223. Résumés
231. Abstracts