Je suis intervenu récemment auprès d’un syndicat de psychologues qui m’avait invité à plancher sur ce sujet : l’injonction à l’autonomie sur les populations vulnérables. Comment les travailleurs sociaux gèrent ce qui peut sembler antinomique ? N’étant pas psychologue, j’ai tenté de traduire la pratique et mon point de vue de travailleur social. En espérant que celui-ci soit partagé. En effet nous sommes tous confrontés à un moment ou à un autre à cette question.
La pratique du travail social repose souvent sur l’idée d’autonomie, c’est-à-dire aider les individus à prendre leurs propres décisions et à gérer leur vie de manière autonome. Cependant, il y a des moments où l’injonction, c’est-à-dire le fait d’imposer des décisions ou des actions, peut paraître nécessaire dans un but de protection. Cela conduit le travailleur social à réfléchir sur le sens des actes qu’il pose.
L’autonomie, telle qu’elle est comprise dans le travail social, renvoie à la capacité d’une personne à exercer un contrôle sur sa propre vie. Elle prend des décisions et mène des actions qui favorisent son bien-être, ses intérêts. Les travailleurs sociaux soutiennent cette autonomie individuelle, familiale et collective en aidant les personnes à développer leurs compétences, en les encourageant à prendre des décisions concernant leur propre vie et en soutenant leurs engagements collectifs.
Ceci dit, l’autonomie est aussi un moteur de l’action sociale. Elle est particulièrement mise en avant dans le champ du handicap et du grand âge. Pour les personnes handicapées, elle s’étend de la mobilité physique à l’autodétermination. Pour les personnes âgées, elle met l’accent sur le maintien et le renforcement de leurs capacités à vivre de manière indépendante. Dans les deux cas, l’autonomie est considérée comme un droit fondamental et est au cœur des efforts pour améliorer la qualité de vie.
Quand l’autonomie devient une injonction
Dans le système actuel, la personne est considérée comme responsable de sa vie et de ses actes. Il y a là un paradoxe dès lors que l’on parle d’autonomie aux personnes vulnérables ou dépendantes : il leur est demandé d’être autonome, tout en leur demandant « en même temps » de rendre des comptes sur leurs actions. Cela vaut pour l’allocataire du RSA qui dépense une énergie considérable pour prouver qu’il s’engage dans des actions de socialisation ou d’accès à l’emploi. Cela vaut aussi pour telle famille qui a été signalée dans les dispositifs de protection de l’enfance. Elles doivent rendre des comptes sur leur façon d’agir avec leurs enfants et il leur est demandé de se positionner en « toute autonomie »
Cette façon de faire peut entrainer une restriction de la véritable autonomie, en court-circuitant le libre arbitre de la personne. Dans notre société, l’autonomie est essentiellement liée au principe de responsabilité. Pour être autonome, il faut ne pas dépendre des aides sociales et pour les obtenir, il faut en quelque sorte rendre des comptes. Il faut démontrer que l’on s’est bien inséré en cherchant un emploi, en suivant une formation. Sinon la sanction tombe avec la suspension des prestations. Les personnes qui vivent dans la rue devront donner des gages de sérieux et de capacité à gérer un logement malgré une politique qui prône le « logement d’abord ». Là aussi, il est demandé à des personnes d’être autonomes sans tenir compte qu’elles ne le sont pas forcément.
Il y a là un retournement cynique de l’histoire : L’autonomie, autrefois considérée comme un droit fondamental acquis grâce aux luttes sociales et une aspiration vers la liberté du sujet, semble aujourd’hui être devenue une obligation, une injonction qui appelle constamment à la responsabilité de chacun, alors que la responsabilité des puissants n’est plus interrogée. Ce n’est plus un objectif à atteindre, une finalité inscrite dans la durée. L’autonomie se mesure et se quantifie à l’image de grilles comme celle bien connue « Aggir » : (Aggir : Autonomie Gérontologie Groupe Iso Ressources). Elles permettent de mesurer le degré de perte d’autonomie d’un demandeur d’aide. Bref l’autonomie se quantifie.
Comment cet idéal d’émancipation a-t-il pu être transformé en une obligation de rendre des comptes, source de maltraitances ? Ce questionnement, loin d’être simpliste, se trouve au cœur des débats actuels. Elle semble définir une nouvelle forme de pratique d’un État de moins en moins social.
Les travailleurs sociaux pris dans des injonctions paradoxales
C’est une pratique « diabolique » explique Christophe Faurie. Il s’agit de « placer une personne entre deux obligations contradictoires. L’une est consciente, l’autre non. Toute la puissance de la technique vient de cette partie inconsciente. En jouant sur elle, on court-circuite le libre arbitre de la personne. On obtient d’elle ce qu’elle ne « veut » pas faire. » Quelques exemples :
- Il est demandé à un allocataire du RSA de s’engager dans un contrat d’insertion de son plein gré mais « en même temps », s’il ne le fait pas, son allocation est suspendue. Son choix n’en est pas un.
- Un éducateur demandera à un jeune de s’autonomiser, mais pas au point de refuser son aide et ses conseils.
- Une personne âgée est invitée à accepter d’aller en EHPAD. On lui demande son avis sachant qu’elle n’a pas d’autre choix.
Les travailleurs sociaux sont porteurs d’injonctions contradictoires auprès des personnes qu’ils reçoivent, mais sont tout autant soumis à des injonctions pour eux-mêmes. Ils sont tenus de communiquer des informations à des commissions, à travers des rapports, tout en étant soumis au secret professionnel. Ils sont censés aider une personne à mieux gérer son budget, même si cette personne n’a pas les ressources nécessaires pour couvrir ses charges incompressibles. Ces missions impossibles – il y en a beaucoup d’autres – pèsent sur leur motivation et ne peuvent les décourager.
L’autonomie même des professionnels du social s’amenuise. Ils souhaitent retrouver des marges de manœuvre, une autonomie professionnelle qui leur permet de mener leurs missions dans les règles de l’art, c’est-à-dire dans une pratique éthique qui respecte leur déontologie. Mais cet idéal s’éloigne, les travailleurs sociaux semblent n’être pour les pouvoirs publics que des instruments au service d’une politique publique. Il leur est demandé de s’inscrire dans une certaine logique, d’entrer dans des cases et malheur à celui ou celle qui ne le fait pas. Le malaise grandit au point que certains démissionnent.
Bien sûr, les travailleurs sociaux n’ont pas systématiquement à faire avec des personnes ne disposant d’aucune des capacités relatives à l’autonomie. Ils agissent graduellement en fonction de leurs évaluations des capacités de la personne. Mais globalement, ils sont autant acteurs qu’instruments. Ils sont acteurs quand ils centrent leur action sur l’aide inconditionnelle de la personne ou de sa famille, mais ils sont instruments d’institutions qui leur demandent de suivre certaines procédures qui contraignent les personnes qui font appel à eux.
Cela crée une distorsion entre le travail réel et le travail prescrit. Comment alors s’en sortir sans jongler en permanence entre ces contradictions ? Certains pratiquent la ruse et ne s’en sortent pas trop mal. D’autres obéissent aux consignes sans se poser de questions. C’est trop dérangeant. Certains clament haut et fort leurs colère alors que d’autres se murent dans le silence.
Le « travail bien fait » est devenu invisible, car ce travail non prescrit continue d’être une réalité est niée par les employeurs et parfois le management. L’engagement personnel du travailleur social auprès des publics concernés n’est pas valorisé. Il pourrait même être considéré comme suspect. Conséquence, puisque ce travail réel est non reconnu, certains professionnels ont le sentiment d’avoir à prendre des décisions en fonction de leur morale personnelle dont la légitimité est incertaine.
Comment, dans ce monde fragile et incertain, est-il possible de continuer à agir pour rendre les choses supportables ? C’est tout l’enjeu auquel les travailleurs sociaux sont aujourd’hui confrontés.
Que faire aujourd’hui ? Quelques pistes de travail
Il faut reparler du métier et non agir comme si les compétences spécifiques n’existaient pas. La crise actuelle nous y oblige. Les compétences métier ont été perdues de vue par les employeurs qui sont invités à agir dans quatre directions indique le sociologue Bertrand Ravon interrogé dans le cadre de la rédaction du livvre blanc du travail social. Quelles sont ces quatre directions ?
- Les prescriptions et les commandes institutionnelles doivent être réalisables. Cela peut paraitre évident mais cela est loin d’être le cas. Cela oblige à préciser ce qui est attendu de façon réaliste.
- Il leur faut accepter les « débordements ». De nombreuses situations ne peuvent avancer que si le professionnel fait ce pas de côté qui sort des dispositifs et parcours réglementés.
- Les directions devraient valoriser les engagements des travailleurs sociaux plutôt que d’agir sans en tenir compte. De nombreux professionnels s’engagent auprès des personnes sans que les hiérarchies en aient toujours conscience.
Enfin il s’agit de considérer et de prendre soin de la parole des travailleurs sociaux. Certains ont l’impression de ne pas du tout être entendus non seulement dans leurs demandes mais aussi lorsqu’ils expliquent ce qui se passe et se construit dans un accompagnement. Aujourd’hui la tendance est de n’apprécier que le résultat sans regarder le processus et la qualité de ce qui a été réalisé.
Bertrand Ravon nous invite à développer des espaces de parole. Il s’agit de pouvoir partir du récit de l’activité pour lui redonner collectivement un sens qui va au-delà une simple expérience personnelle. Le sociologue explique qu’il faut pouvoir « socialiser le trouble ». Comment ? à partir des embarras et des dilemmes, il s’agit de faire le tour des points de vue en utilisant différentes approches telles la controverse (qui consiste à chercher l’accord sur les désaccords), le dialogue (qui permet de progresser pas à pas), l’enquête (avec par ex. l’exploration ethnographique de l’activité) sans oublier les recherches collaboratives (telles les recherches actions etc.)
À travers cette démarche, nous pourrons peut-être retrouver le sens originel de l’autonomie, non pas comme une injonction, mais comme un droit, une aspiration à la liberté et un outil d’émancipation.
2 réponses
Cf. l’ouvrage de référence « La Lutte des places » de Vincent de Gaulejac et alii, avec le chapitre 18. « Le rapport aux institutions » où il est question de « l’insertion paradoxale ». Il décrit bien ce que vous avez évoqué…
Le social est comme l’air, il pèse sans qu’on s’en aperçoive a écrit Émile Durkheim