Connaissez vous l’ancêtre du travailleur social ? Il est né en 1820 «Le visiteur du pauvre»(1), c’est son nom, est un ouvrage qui peut être considéré comme la première étude sociologique et économique basée sur des faits même si la morale reste très présente dans cet ouvrage que j’ai lu avec attention. Il est signé Joseph-Marie de Gérando. Cet opposant à l’esclavage était issu d’une famille de notables de Lyon. Il était baron. Proche des francs-maçons, il s’implique auprès des partisans de l’éducation mutuelle comme le philanthrope Alexandre de Laborde. De Gérando voit dans la lecture un facteur d’intégration sociale et de lutte contre l’indigence, et non une unique voie d’accès au savoir et à la culture. Il écrira de nombreux autres ouvrages.
Si vous aviez vécu en 1820, auriez vous été un visiteur de pauvres ?
Comment agissait-on à l’époque et comment voyait on les « indigents » et les exclus ? C’était bien avant la création du travail social en tant que pratique qu’elle soit bénévole ou professionnelle. Mais ce travail « sur le social » nous éclaire particulièrement et nous rappelle que la question de «bons pauvres» et des «mauvais qui en profitent» a été posée depuis fort longtemps. Il n’est pas certain d’ailleurs que nos ancêtres aient été moins clairvoyants que nous.
A cette époque, il n’existait que le « grand art de la charité» pour porter assistance aux exclus et aux «miséreux». Il s’appuyait sur un système de secours public avec notamment un régime d’aides à domicile qui avait été institué par une ordonnance royale datant du 2 juillet 1816 et la création des « maisons d’humanité ».
Cette façon d’agir ett d’aider les « déshérités » a eu aussitôt ses détracteurs «Une sorte de scepticisme systématique semble s’élever, depuis quelques années, sur les premiers principes qui jusqu’alors avaient présidé à la création et à la direction des « établissements d’humanité ». L’école formée par les écrits de Malthus a particulièrement élevé des doutes sur l’utilité de ce genre d’établissement «On se demande si la charité, telle qu’elle s’exerçait jusqu’à ce jour, ne va pas contre son propre but ; si, en s’étudiant à soulager le malheur, elle n’accroît pas indéfiniment le nombre de ceux qui le subissent.» écrivait-on à l’époque. Aider les pauvres était ainsi considéré par certains comme favorisant l’oisiveté et donc la pauvreté. Bien sûr cette assertion était porté par une certaine noblesse et bourgeoisie qui construisaient ainsi un argumentaire ayant pour principal intérêt de défendre des privilèges.
Mais revenons au verbatim de l’ouvrage : «On entend quelquefois reléguer avec dédain parmi les rêves philanthropiques, le régime de secours qui avait paru le plus sage et le plus salutaire. Cette question est d’une immense gravité, et, si ces doutes spéculatifs s’étendaient à la pratique, ils ne tendraient à rien moins qu’à faire fermer tous les asiles ouverts à l’indigence ». C’est pourquoi est né ce livre « le visiteur du pauvre». Il s’agissait de montrer une réalité opposée aux arguments maintes fois entendus à toutes les époques indiquant que l’assistance, faisant le lit de l’assistanat, contribuait à amplifier l’exclusion plutôt que de la réduire.
La charité bien ordonnée
On n’y allait pas par quatre chemins à une époque ou seul existait l’acte charitable : « Le riche et l’infortuné comme deux concitoyens qui se retrouvent dans une contrée lointaine, se reconnaissent et s’embrassent. Faites-y bien attention: c’est le même principe qui appelle l’âge mûr à la protection de l’enfance, et place l’enfance sous la protection de l’âge mûr » était-il précisé. On mesure bien aujourd’hui toutes les dérives qui pouvaient exister sur ce sujet. Il n’était pas question à l’époque de considérer l’acte charitable comme la combinaison du don et de la compassion. Non le riche et le pauvre étaient inscrits dans un sentiment divin issu de la pensée religieuse où les apôtres de Saint Paul faisaient figure de référence.
Il n’était pas non plus question de don de dette et de « contre don ». Mais les philanthropes de l’époque partaient à la chasse à la fausse indigence considéré comme la «véritable erreur, presque universelle». Un chapitre entier dans le «visiteur du pauvre» tente de repérer les caractéristiques distinctives de la vraie et de la fausse pauvreté. Ainsi dès 1820 il était prôné la visite à domicile permettant de recueillir des éléments sur l’état de réelle indigence du sujet aidé : « Ce n’est ni dans votre antichambre, ni au milieu de la rue, que vous pourrez rien voir, rien connaître ! Venez, montons dans ce réduit ignoré! Quel spectacle! on s’étonne à votre présence! on rougit, on voudrait vous dérober le spectacle qui se découvre à vous! Une veuve étendue sur un lit de douleur, des enfants en bas âge, prêts à devenir orphelins ! Un peu de paille!… Tout a été vendu ! Ni meubles, ni linge, ni vêtements ! et quels aliments auront ces infortunés? Où prendra-t-on les médicaments pour le malade? Hélas! et, ce qui est bien plus, qui leur portera des consolations ! Cette maison est voisine de la vôtre… »
Une première analyse des causes de la pauvreté.
Les causes de la pauvreté sont ensuite identifiées : « Il y a trois causes de l’indigence réelle : L’impuissance au travail, L’insuffisance du produit du travail et Le manque de travail ». Notons que le travail est déjà la valeur centrale et morale. Il est paré de toutes les vertus. En 1820 les ordres de priorité ne sont pas les mêmes mais ce sont bien ces 3 réalités qui sont toujours à l’œuvre aujourd’hui. Le handicap, la maladie empêchent de travailler ; la faible rémunération explique les besoins des «travailleurs pauvres» et le déficit entre nombre des offre d’emploi et le nombre de ceux qui en recherchent traduit le chômage dont certains doutent encore de ses causes.
La pauvreté concernait aussi et déjà les femmes isolées. Cela était terrible en ces époques où le patriarcat était la norme. Ainsi la pauvreté «Souvent aussi a lieu chez les femmes, quand elles sont isolées ; quand elles n’ont pas appris à exercer l’un de ces arts où les talents qui leur sont propres ont pu se développer. Alors, réduites au plus simple travail mécanique, leur faiblesse, leurs fréquentes infirmités, l’organisation de la société qui ne leur laisse qu’un emploi subalterne, mixte et peu productif, les expose à ne recueillir qu’avec peine l’absolu nécessaire; »
Mais ne croyez pas que ce texte soit féministe avant l’heure : « il est vrai que la sphère de leurs besoins est aussi plus restreinte » nous assure l’auteur. La réalité sociale est aussi esquissée : « l’ouvrier le plus assidu, le plus rangé, se trouve dans l’embarras dès qu’il commence à avoir trois ou quatre petits enfants qu’il faut habiller et nourrir ; en outre, il reste à la mère d’autant moins de temps libre pour se livrer elle-même à des occupations productives. Ce n’est ici sans doute qu’une indigence partielle ; mais elle n’en est pas moins aussi respectable qu’intéressante… Cette cause a lieu surtout lorsque la mère, veuve, ou abandonnée, est seule l’appui de cette famille ».
Il est aussi dénoncé la mécanisation ou du moins la modification des métiers et des professions. Beaucoup disparaissent pour en voir d’autres arriver. On y parle aussi de l’état de sujétion de l’ouvrier face à son maître. « Ce maître, le croirez-vous sur parole ? Ne peut-il avoir eu aussi ses torts ? N’y a-t-il pas des maîtres durs et injustes ? Ne vous prononcez donc pas encore, allez plus loin. »
Distinguer le bon grain de l’ivraie…
Une nouvelle édition de ce livre débute ainsi et c’est tout dire : « L’Académie de Lyon avait proposé, il y a six ans, la question suivante : Indiquer les moyens de reconnaître la véritable indigence, et de rendre l’aumône utile à ceux qui la donnent comme à ceux qui la reçoivent. Ce Visiteur du Pauvre fut composé dans le désir d’y répondre ; mais le temps manqua à l’auteur; il ne put qu’esquisser à la hâte quelques vues sur cet intéressant sujet ». Nous voyons là une des préoccupations initiales de l’époque qui continue d’être à l’oeuvre aujourd’hui. Comment identifier ceux qui seraient « volontairement » pauvres et ne font que profiter d’un système d’aide censé les aider à se sortir de la misère.
La « paresse », c’est à dire cette volonté de ne pas être actif est abordée comme une « maladie au fond de l’âme ». il s’agit alors d’en mesurer les causes et l’intensité. C’est une véritable investigation qui est alors proposée : « voyez si le pauvre , capable de quelque travail, ou d’une portion de travail, l’accepte avec plaisir quand vous le lui procurez, et l’exécute avec zèle. Le pauvre fait-il par lui-même, pour s’aider et vous seconder, ce qu’il peut, d’après les ressources morales et physiques qui lui restent ? Se borne-t-il à accepter le complément qui manque à son insuffisance? Alors vous avez lieu de présumer que l’indigence est véritable. Si, au contraire, il néglige le travail qu’on lui présente ; s’il se relâche quand il est soutenu ; alors doutez. »
« Il est un second indice auquel on peut recourir avec quelque avantage : l’indigent insiste-t-il pour obtenir un secours en argent, ou bien accepte-t-il volontiers le secours en nature ? Dans ce dernier cas quel est le genre de secours en nature qu’il accepte le plus volontiers ? Vous en verrez quelquefois qui, à les entendre, étaient prêts à mourir de faim, et qui dédaignent des cartes de soupes économiques, les acceptent de mauvaise grâce, ou qui même vont les revendre. Mais pour tout cela, il faut aller, voir, converser ; il faut surtout continuer ces observations avec méthode, avec une espèce de suite. »
Le « classement » des pauvres.
C’est le titre du chapitre 3 de cet ouvrage : « Un bon système de dispensation de secours suppose trois conditions :
1° Que ces secours soient proportionnés, dans leur quotité, a l’étendue des besoins;
2° Qu’ils soient appropriés, dans leur espèce, à la nature de ces besoins;
3° Enfin que, dans leur prolongation, ils soient mesurés sur la durée de ces mêmes besoins, et gradués sur leur variation. »
Il peut être rassurant de constater qu’au début du XIXème siècle certaines voix mesurées rappelaient que « L’indigence entièrement fausse et simulée est beaucoup plus rare, du moins en France, qu’on n’est porté à le croire. Elle tend à y décroître chaque jour ».
Mais voilà, 200 ans plus tard, que constatons nous ? N ‘en sommes nous pas encore à à ces vieux débats stériles qui consistent pour le grand public à considérer que les pauvres sont surtout une charge pour la société et que la majorité d’entre eux profitent des aides sociales. Bien sûr il y a dans cet ouvrage nombre de réflexions qui feront frémir. Il faut les replacer dans les contextes de l’époque et surtout cela de l’état des savoirs. La sociologie, la psychologie n’existaient pas et la psychiatrie en était à ses prémices. Mais l’observation des symptômes peu identifiés n’étaient pas forcément décrit avec ignorance et ni incohérence et bon sens.
Des idées très anciennes qui ont la vie dure : le pauvre serait responsable de sa situation
Constatons qu’il est bien des idées fort anciennes qui sont encore à l’œuvre aujourd’hui. Il n’est pas certain que, sur certains aspects, nos prédécesseurs du XIXème siècle n’aient pas été aussi progressistes que nous. On en arriverait même parfois à regretter le siècle des lumières qui a vu la création de la déclaration des Droits de l’homme et du citoyen et qui, à la fin du XVIIIème, avait déjà posé les jalons de principes universels souvent aujourd’hui peu respectés.
Mais dans ce livre ; reconnaissons que même si la morale l’emporte régulièrement, « l’indigent » est plus souvent considéré comme une victime qu’il faut secourir. Il n’est pas sûr que cela soit encore systématiquement le cas aujourd’hui…
Enfin je ne déroge pas au plaisir de vous communiquer cet ouvrage fort instructif dont voici le sommaire :
Chapitre I. — But et caractère de la charité. 1
Chap. II. — De la vraie et de la fausse indigence. 11
Chap. III. — Du classement des pauvres. 28
CiiAP. IV. — Quels sont ceux qui doivent être appelés aux fonctions de visiteur du pauvre. 42
GiiAP. V. — De la manière de rendre l’aumône utile à celui qui la donne. 54
CuAP. VI. — Des vertus du pauvre. 65
Chap. VII. — De l’amélioration morale des pauvres. 77
Chap. VIII. — Des moyens d’obtenir la confiance du pauvre. 96
Chap. IX. — De l’éducation des enfants des pauvres. 108
Chap. X, — Du choix , de la mesure et de la suite, dans la distribution des secours. 126
Chap. XI. — ( Suite du précédent ). Du régime économique du pauvre. 144
Chap. XII. — Des maladies du pauvre et de la convalescence. 172
Chap. XIII. — Des établissements publics qui offrent un asile au pauvre dans l’infirmité , la vieillesse, l’abandon ou la maladie. 204
Chap. XIV. — Des établissements pour le travail. 228
Chap. XV. — Des institutions de prévoyance. 255
Chap. XVI. — Des secours à domicile. 276
Chap. XVII. — Du mendiant. 305
Chap. XVIII. — De l’esprit d’association applique aux œuvres de charité. 314
Chap. XIX. — De la coopération des jeunes gens aux établissements d’humanité. 340
Chap. XX. — Etudes du Visiteur du pauvre. 560
Chap. XXI. — De l’harmonie dans le système général des secours,
Résumé et Conclusion. 580
Vous pouvez télécharger ce livre ici. Je vous en souhaite une bonne lecture !
note (1) :Le visiteur du pauvre est un ouvrage couronné en 1820 par l’académie de Lyon puis en 1821 par l’Académie Française considérant ce prix comme l’ouvrage « le plus utile aux mœurs ». Son auteur, Joseph-Marie Degérando ou de Gérando, baron de l’Empire, compte parmi les précurseurs de l’anthropologie.
Dessin : Joseph-Marie de Gérando par Julien-Léopold Boilly — Bibliothèque de l’Institut de France gravure entrée dans le domaine public
Petite précision : j’avais rédigé ce texte en juin 2015. Je l’ai modifié et enrichi depuis
Une réponse
bonjour
je suis assistante sociale militaire et j’aimerais recevoir plus d’articles sur l’histoire du servie social, la déontologie , la méthodologie du travail social merci beaucoupp