Dans ses interventions, Roland Janvier, auteur de nombreux ouvrages sur le travail social, a pour habitude de poser des questions fondamentales face aux commandes institutionnelles et les orientations données aux pratiques professionnelles dans notre secteur. Son approche critique nous invite à nous questionner sur la finalité de la démarche de l’Aller-Vers, cette pratique qui ressemble à un slogan en direction des travailleurs sociaux : « Pourquoi aller vers ? Pour qui ? Et pour quoi faire ? » demande-t-il. On aurait peut-être dû commencer par cela ! Cet article tente de synthétiser les idées qu’il développe et à retenir les orientations qui en découlent
Roland Janvier note en introduction de son propos un paradoxe au sujet de l’aide à domicile (aujourd’hui fort mal en point, mais c’est un autre sujet). Aller-vers peut, dans ce secteur, être perçu comme un risque de voir le domicile des personnes âgées dépendantes se transformer en une extension de l’hôpital. C’est un phénomène qu’il qualifie fort justement « d’invasion du monde sanitaire dans l’espace privé ». Il s’interroge sur la pertinence de cette évolution, soulignant que « la bonne volonté ne suffit pas à prévenir les écueils d’une société de l’ordre ».
Pour une conversion des pratiques professionnelles
Le travail social oscille entre l’intégration des individus dans la société et la libération des déterminismes sociaux. Roland Janvier propose une « conversion » des pratiques, une troisième voie qui cherche à développer le pouvoir d’agir des personnes sans tomber dans le piège du contrôle social. « Il s’agit de quitter les postures immuables pour adopter des positions stratégiques, plus adaptables », explique-t-il.
Cette conversion, poursuit-il, est un changement radical qui nécessite de « quitter les certitudes pour embrasser une proximité juste avec les personnes aidées ». Il insiste sur la liberté comme valeur centrale de cette approche, affirmant que c’est à cette condition que « aller vers » ne sera pas une nouvelle entreprise de normalisation.
Le président du CRTS de Bretagne critique également la tendance des institutions d’action sociale à conquérir de nouveaux territoires plutôt qu’à se transformer par le contact avec des cultures et des pratiques sociales différentes. Il appelle à une refonte des modules de formation en travail social pour intégrer une approche plus ouverte et exploratoire. Il est particulièrement critique envers la stratégie actuelle des politiques sociale qui visent finalement à contrôler les personnes marginalisées au nom de la cohésion sociale.
Il plaide aussi pour une approche qui cherche à comprendre et à aider ces personnes pour elles-mêmes. « Aller vers, consiste alors à mieux comprendre qui elles sont, à appréhender leurs besoins, à entendre ce qu’elles ont à dire », dit-il.
Pour une révolution copernicienne
La métaphore de la « révolution copernicienne » utilisé par Roland Janvier fait référence au changement radical de perspective initié par le célèbre astronome Nicolas Copernic au XVIe siècle, qui a déplacé la Terre du centre de l’univers pour placer le Soleil à cette position centrale. Dans le contexte du travail social, il emploie cette expression pour signifier qu’un bouleversement fondamental dans la manière de concevoir et de pratiquer le service social est nécessaire aujourd’hui. Il suggère un passage d’une logique centrée sur les institutions et les protocoles à une approche centrée sur les individus et leurs capacités d’action.
Voici ses propositions déclinées pour illustrer cette révolution « copernicienne » qu’il faudrait engager dans le champ du travail social :
- Changer de direction dans les pratiques professionnelles : Roland Janvier appelle à une « conversion » des pratiques, impliquant un abandon des méthodes traditionnelles de travail social au profit d’une approche plus dynamique et adaptative qui valorise l’autonomie des personnes aidées.
- Développer le pouvoir d’agir des personnes : Plutôt que de se concentrer sur l’intégration des individus dans des normes sociales préétablies, il propose de renforcer leurs capacités et compétences leur permettant non seulement changer leurs propres conditions de vie et mais aussi d’influencer le changement de regard de nos concitoyens. Il plaide pour une stratégie qui cible les personnes marginalisées non pas pour les contrôler, mais pour comprendre leurs besoins spécifiques et les aider de manière personnalisée.
- Éviter les pièges du contrôle social : Il nous met en garde contre les pratiques qui visent davantage à surveiller et à réguler les comportements qu’à libérer les personnes aidées de leurs contraintes.
- Adopter une proximité juste avec les personnes aidées : Roland Janvier insiste sur la nécessité de trouver un équilibre entre implication et respect de l’autonomie. C’est un vaste sujet qu’il faudrait développer
- Transformer les institutions par le contact avec la diversité : Il encourage les institutions à s’ouvrir à des cultures et des pratiques sociales différentes, ce qui pourrait conduire à une transformation profonde de leur fonctionnement.
- Revoir la formation en travail social : Les modules de formation devraient intégrer ces nouvelles orientations pour préparer les professionnels à une approche plus ouverte et exploratoire.
- Mesurer l’impact de l’approche « aller vers » : Il est essentiel d’évaluer les effets de ces nouvelles pratiques sur les individus, les pratiques professionnelles et les organisations pour s’assurer qu’elles sont bénéfiques et pour ajuster les approches en conséquence.
- Repenser le rôle de l’État et la reconnaissance du secteur associatif : Roland Janvier appelle à une réévaluation de la manière dont l’État soutient et finance les actions de solidarité nationale, ainsi qu’à une meilleure reconnaissance du rôle crucial joué par le secteur associatif.
- Reconsidérer les modalités de contrôle des activités : Il critique les critères de performance économique et appelle à des critères qualitatifs qui reflètent mieux la complexité et la richesse du travail social.
- S’opposer à la standardisation des pratiques : Roland, n’est pas le seul à exprimer cela : nous rejettons une vision technocratique du travail social et plaide pour des pratiques diversifiées qui sont adaptées aux besoins et aux situations uniques des individus.
Finalement, Roland Janvier appelle à une refondation du travail social, où les personnes aidées et leurs besoins sont au cœur de l’action, et où les professionnels sont encouragés à innover et à collaborer de manière plus humaine et personnalisée. Il lance aussi un appel pour repenser le rôle de l’État, à travers la reconnaissance du secteur associatif, les modalités de contrôle des activités et la standardisation des pratiques. « Aller vers pour aller où ? » Sa réponse : explorer de nouvelles pistes pour une société plus inclusive, un défi qui demande une réflexion approfondie et une volonté de changement substantiel. Mais la volonté de nos dirigeants est-elle là ?
Note : J’ai rédigé cet article à partir de l’intervention de Roland Janvier donnée aux travailleurs sociaux du Conseil Départemental de la Somme dans le cycle « parenthèse » en décembre 2020. Son exposé porte sur l’aller vers tel qu’il était prévu dans la formation attachée à la stratégie nationale de prévention et de lutte contre la pauvreté.
La photo est une capture d’écran de cette vidéo
Une réponse
Très bonne analyse concise et claire de la situation des organisations et pratiques des « services
sociaux « en France .L’ensemble de l’argumentaire autour de « l’aller vers » conduit à envisager urgemment effectivement une conversion du secteur social(valeurs ,organisations ,compétences des professionnels ,ligne de cadrage et évaluations des actions) . Sous le poids des contraintes politiques et économiques des organisations employeurs depuis les années 2000 certaines compétences ont été malheureusement perdues parce que jugées obsolètes …y compris par l’encadrement de proximité (management opérationnel) des professionnels du social. Les directions bêtement gestionnaires ont largement contribué par leur mépris de professionnels compétents à les invalider et pour finir à les éloigner des publics les plus précaires …. Il en résulte beaucoup de temps de perdu pour le rattrapage du » aller vers » redevenu incontournable …le mental bien spécifique des gestionnaires est-il aujourd’hui davantage ouvert et persuadé de l’intérêt de ces « nouvelles « préconisations »(empowerment),destinées aux plus démunis ?
Merci pour la clarté de l’exposé