Ne manquez pas cette tribune de Philippe Gaberan. À la lire, cela me donne envie de la résumer et de la commenter en espérant ne pas déformer involontairement son propos. Mais que nous dit Philippe ?
Difficile de ne pas voir et entendre le malaise
Il commence fort en nous rappelant ceci : il est « difficile de ne pas voir et entendre le malaise qui sape l’ensemble des métiers de l’humain, c’est-à-dire ceux de la santé, de l’éducation et de la solidarité. Un malaise dont la cause a longtemps, et avec juste raison, été imputée à une réduction drastique des moyens financiers et humains accordés à ces champs d’activité ; une réduction d’autant plus destructrice qu’elle a été appliquée de manière systématique par tous les gouvernements successifs depuis le tournant de la rigueur de 1983. Le Ségur et son mode d’application inique n’étant, au final, qu’un symptôme de cette lente décomposition ».
« À cette crise budgétaire s’ajoute désormais une crise du sens à l’exercice de ces métiers dont le manque d’attractivité et les difficultés de recrutement ne sont que, là encore, de bruyants symptômes ». Mais il faut avant tout pour l’auteur bien définir sur ce que nous entendons par le terme de perte de sens. Et il est vrai que ce mot fourre tout nous évite souvent d’être explicite sur ce que nous voulons dire lorsqu’en tant que travailleur social, on ne trouve plus le sens de son action ou de ce que l’on nous demande de faire.
Il nous faut, nous dit Philippe Gabéran, savoir distinguer les termes de « signification » et de « sens ». Une politique publique, telle celle de l’action sociale, dévoile une signification. celle qui consiste à vouloir « garantir au mieux la cohésion sociale en évitant les fractures majeures au sein des différentes composantes d’une même population ». Il y a l’objectif à atteindre mais aussi des moyens à mettre en œuvre pour y parvenir. Et c’est là qu’apparait sans aucun doute le manque de sens, notamment dans la finalité des actions : « l’efficacité est mesurée à l’aune d’une évaluation quantitative des actes posés, indépendamment de toute prise en compte de la diversité et de la qualité des services proposés, alors la machine à produire du soin, de l’éducation et de la solidarité perd tout son sens ». La dérive de cette logique purement comptable est assez remarquable. Elle contribue à cette perte de sens et l’auteur nous donne quelques exemples
Ainsi, prenons l’exemple sur les appels d’offres désormais incontournables dans notre secteur. « Il importe peu aux comptables des politiques de solidarité de connaître la nature et l’habilitation de la structure retenue dès lors que celle-ci s’avère apte à répondre aux «besoins fondamentaux» (un toit, un couvert) d’un enfant ou d’un adolescent en situation de danger ». La façon d’agir importe peu. C’est ainsi que l’on découvre qu’au nom d’une finalité, on peut en arriver à faire n’importe quoi avec des personnels non formés, qui, par la porte ou par la fenêtre, mettent en place des actions qui peuvent s’avérer contreproductives et néfastes à la construction de la personnalité de l’enfant ou de l’adolescent. Car finalement, ce n’est pas la manière d’agir qui compte. Non, c’est le résultat final. « Dès lors que leur efficacité est mesurée à l’aune d’une évaluation quantitative des actes posés, indépendamment de toute prise en compte de la diversité et de la qualité des services proposés, alors la machine à produire du soin, de l’éducation et de la solidarité perd tout son sens ». On ne saurait dire mieux.
« L’oubli de l’humain par un excès de rationalisme »
C’est bien de cela qu’il est question. Je pense à ces chargés d’étude ou experts de cabinets de conseils que j’ai pu rencontrer au cours de ma carrière. Certains (fort heureusement pas tous) vous regarde avec des yeux de hiboux quand vous tentez de leur expliquer pourquoi, par exemple, la discrétion et le secret professionnel sont nécessaires pour établir une relation de confiance et que l’on ne change pas de travailleur social référent à un enfant sans provoquer des dégâts. Comment expliquer le lent processus que représente la transmission de valeurs, de pratiques, auprès de jeunes sans prendre en considération tout ce qui fait l’humain dans les relations : le temps passé auprès des enfants, mais aussi des parents, ne se mesure pas de façon standardisée.
Nos experts tentent souvent de nous expliquer que ce qu’il faut atteindre se mesure en temps passé. Un temps quantifiable en temps utile et inutile, à rationaliser comme si nous aimions perdre notre temps alors que nous en manquons tant pour permettre aux jeunes de se construire, avouez qu’il y a de quoi être un peu agacé pour ne pas dire plus.
« Quels sont vos résultats ? »
Je profite de cet article pour vous raconter un échange plutôt tendu que j’avais eu tant que responsable d’une équipe de travailleurs sociaux de polyvalence de secteur. J’avais accueilli une « experte » d’un cabinet dont je ne me souviens plus le nom pour lui faire part à sa demande du travail conduit par les assistantes sociales de ma délégation. Je lui avais fourni nos statistiques analysées qui montraient combien de personnes avaient été rencontrées sur une année, quelles étaient les principales problématiques, comment les allocataires du RSA étaient accompagnés. Et j’en passe. « Oui, c’est bien beau tout ça » m’avait-elle dit « mais quel sont vos résultats ? »
« Je vois bien vos moyens mis en œuvre, mais je ne vois pas ce que cela produit » avait-elle poursuivi. « Combien de ménages ne touchent plus le RSA après l’action de vos professionnels ? Combien ont retrouvé du travail ? Combien d’enfants ne sont plus en danger grâce aux interventions des assistantes sociales ? » …/… « Moi, ce qui m’intéresse ce sont vos résultats ». Elle estimait qu’il me fallait réécrire mes rapports d’activité. « Et puis au passage, arrêtez d’expliquer dans vos rapports le travail de vos partenaires (les associations) » avait-elle ajouté. Ils n’en sont pas. Ils sont des prestataires et vous en tant que cadre du département, vous devez les considérer comme tels. Étant entendu que je devais leur mettre la pression notamment sur le coût de leurs interventions.
Fort heureusement cette experte n’étais pas restée en poste. Je ne l’avais vu qu’une fois. Elle avait rapidement trouvé une opportunité meilleure que de s’intéresser à ces gens du social qui décidément ne comprennent rien à rien. Ne croyez pas que je caricature. Cette personne était convaincue du bien fondé de sa démarche. Je l’avais soupçonné être elle-même en service commandé. Je n’avais pas parlé de cet échange à l’époque. J’avais plutôt préféré rapidement passer à autre chose. Mais qu’en est-il aujourd’hui dans les services sociaux ?
« S’il y a un sens aux métiers de l’humain… »
Mais je m’égare. Revenons aux propos de Philippe Gabéran. « Que faudrait-il retenir d’un tel constat ? » (cette perte de l’humain). « Rien d’autre que la leçon déjà enseignée par Héraclite (500 av. J.C.) selon laquelle dans le domaine de l’humain, c’est « Polemos qui mène le jeu » ; c’est-à-dire la confrontation des points de vue, l’échange des arguments (la disputatio) et la négociation. C’est en venant rappeler pourquoi et comment leur activité est au cœur même de ce qui fait l’humain de l’homme que les acteurs des métiers de l’humain peuvent venir enrayer cette perte de sens ; laquelle perte de sens ne signe rien d’autre qu’une forme de régression de l’humanité à un stade pré-historique ». Ce constat est assez déprimant, mais il nous invite à agir :
« S’il y a un sens à l’exercice des métiers de l’humain, il tient au fait que ces derniers sont l’un des ultimes lieux d’expression de l’insoupçonné et de l’imprévisible. À l’encontre des grandes machines institutionnelles chargées de mettre en œuvre les politiques publiques qui ne jurent plus que par la maîtrise et le contrôle des actes produits en multipliant les protocoles, les procédures, les référentiels ou autres recommandations, les acteurs de proximité sont en droit et en devoir de maintenir ouvert le « mystère de l’humain ».
Et ça, c’est à mon sens une mission formidable qui mérite d’être portée fièrement par les travailleurs sociaux.
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